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11/10/2012

Le monde à l'envers

Les pratiques d'évaluation mises en place par les entreprises n'ont pas toujours bonne presse chez les salariés et encore moins chez leurs représentants. Il n'est pas rare qu'une organisation syndicale appelle à ne pas participer activement aux entretiens annuels (ne pas s'exprimer, ne pas signer) voire carrément à les refuser. Il n'est pas non plus toujours bien vu que le manager demande régulièrement des comptes à ses équipes et suive de près leur activité : contrôle, flicage ou harcèlement sont rapidement dégainés. Plus largement, tout l'arsenal managerial déployé par l'entreprise souffre d'une suspicion de principe, d'une contestation des pratiques et au final d'un manque de crédibilité. Mais si l'on tourne son regard vers le juge et que l'on se demande comment il perçoit tout ceci, surprise : pour les tribunaux, l'évaluation et le fait d'être managé sont des droits du salarié. Le monde à l'envers.

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Georg Baselitz - The Gleaner - 1978

La Cour de cassation a souvent reproché à l'entreprise de n'avoir pas fait bénéficier le salarié d'un entretien annuel, ou de n'avoir pas tenu compte des propos du salarié ou de ses propres conclusions lors de cet entretien. Erigé en droit du salarié, l'entretien annuel devient dans les prétoires l'obligation pour l'entreprise d'avoir de la transparence sur l'appéciation qu'elle porte du travail du salarié, les attentes qu'elle manifeste à son endroit et la manière dont elle envisage l'avenir. Il en est de même pour toute activité manageriale : ne pas s'occuper d'un salarié et ne pas faire d'actes manageriaux  c'est ouvrir la porte de l'illicite placard dans lequel on voudrait faire entrer le salarié. Pour les juges, l'employeur ne peut renoncer à jouer son rôle d'employeur et le salarié peut revendiquer que cette fonction soit assumée. Le monde à l'envers c'est donc tout simplement pour le juge une remise à l'endroit.

18/09/2012

Solitude du manager

Je ne me souviens plus pourquoi j'avais été invité à participer à ce comité de direction. Ni de son objet. Je me souviens juste qu'après avoir bouclé l'ordre du jour, la conversation avait porté sur divers sujets, jusqu'à cet échange, dont j'ai gardé un souvenir très précis :

"- il y a quand même une population dont il va falloir s'occuper...

- (silence des autres)....

- ah bon, laquelle ? les seniors, les femmes...

- non, notre middle management. Pour l'encadrement supérieur on a fait ce qu'il fallait. Mais pour l'encadrement intermédiaire, on leur demande beaucoup, de plus en plus, ce sont eux qui font tourner la boutique et on ne peut pas dire qu'ils aient été particulièrement bien traités...

- oui, tu as raison, il va falloir s'en occuper...

- c'est vrai, ça tiendra pas toujours dans ces conditions...

- bon, sur ces bonnes paroles messieurs il est temps d'aller dîner."

Sans grande surprise, de cette population dont il fallait s'occuper, on ne s'occupa guère.

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Je rencontre parfois des managers qui n'y vont plus. Ils ont donné, ils sont soit épuisés, soit lassés, soit blasés, soit devenu cyniques, soit désinvestis. Mais je rencontre encore plus souvent des managers qui ont de l'énergie, qui sont prêt à faire face aux conflits d'intérêts, aux conflits de personnes, aux situations inexticables ou même à l'inconnu. Des managers qui veulent bien traverser la jungle avec le pagne pour tout vêtement et un canif pour la survie. Des managers qui aiment ce qu'ils font, qui prennent sur eux-même et qui sont prêt à faire bouger quelques montagnes. Et tout cela bute sur une condition, celle qui est la clé de tout : le fait que le DG, le Codir, sortent de leur logique propre et de leur niveau d'action pour venir appuyer, conforter et soutenir leur encadrement. Des managers qui ont porté si loin la loyauté qu'ils n'en attendent pas moins de leurs dirigegants. Des managers qui font fi des différences de statut et n'aspirent qu'à une reconnaissance de leur action et d'eux-même à travers elle. Des managers très sensibles, sous le détachement feint, aux marques d'attention et de personnalisation. Et des managers qui souvent attendent le geste qui jamais ne viendra, comme ne pas les désavouer lorsqu'ils tiennent des positions de principe, même si du coup le dialogue social à leur niveau s'en trouvera tendu. Mais on est plus souvent paralysé par la peur que par l'ennemi. Et ça, les managers ils ont quand même bien du mal à l'accepter. C'est pourquoi il leur arrive d'éprouver pleinement un lourd sentiment de solitude. Pour l'alléger, ils peuvent, et nous aussi, se plonger dans les aventures du détective gastronome Pépé Carvalho écrites par le catalan Manuel Vasquez Montalban.

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14/09/2012

Annoncer la couleur

Quelle idée de recruter les magistrats par concours ! du coup les filles réussissent mieux que les garçons, la magistrature se féminise et les décisions aussi. Il faut dire que Florence, Céline et Sandrine n'y ont pas été de main morte. En interdisant à la Caisse d'Epargne de Rhônes-Alpes Sud de continuer à pratiquer le système de gestion de la performance mis en place quelques années plus tôt, elles s'autorisent à passer les pratiques manageriales au crible de la protection de la santé des salariés. Certes, ce n'est pas la première fois qu'un juge considère que l'organisation du travail, par elle-même, peut être attentoire à la santé. La mise en examen de l'ex-PDG de France Télécom est là pour nous le rappeler. Mais ici, c'est la motivation retenue par les trois magistrates qui retient l'attention. Si le système mis en place est illicite c'est parce qu'il est bâti sur le principe que le seul objectif fixé aux salariés c'est de faire mieux que les autres, ce qui est particulièrement générateur de stress. Selon les juges, si l'entreprise met en place un système de gestion de la performance, cela signifie qu'elle doit fixer des objectifs, lesquels sont susceptibles d'être soumis à contrôle. En d'autres termes il faut annoncer la couleur. A ce sujet, si le Rouge et Noir sont les couleurs de Toulouse et de Chicago, il semblerait qu'elles soient également celle de Saint-Denis.

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La gestion de la performance à la Caisse d'Epargne est assurée par un système de Benchmark : les performances des agences et des salariés font l'objet d'une évaluation continue qui agrège les résultats et positionne chaque agence et chaque salarié en fonction de sa performance relative. Cette mise en concurrence interne permanente (proche de la fameuse concurrence interne compétitive, voir ici) est censée tirer les performances vers le haut. Elle traduit surtout le choix de privilégier la compétition sur la coopération pour améliorer le résultat. On ne s'en étonnera pas lorsque l'on constate que l'entreprise affirme dans ses conclusions qu'il n'y a pas de lien entre le système de benchmark et les risques psychosociaux "qui font partie du monde actuel du travail". Comme si ce monde actuel n'était pas un construit mais une donnée intangible. Et au passage, les magistrates n'oublient pas de tordre le cou aux accords sur les risques qui ne visent pas à prévenir les risques à la source, donc à les minorer, mais à les traiter lorsqu'ils surviennent par des numéros verts d'écoute, des reclassements ou mobilités ou encore des mesures qui renvoient le problème à des solutions exclusivement individuelles (formation, aménagement du poste de travail...). Or, le Code du travail est formel : les mesures préventives et collectives doivent primer sur les mesures curatives et individuelles. C'est ça le problème avec les filles qui lisent et qui travaillent : contrairement au Poker vous ne pouvez plus les bluffer et il faut annoncer la couleur.

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08/08/2012

Empathie

Dans les romans de Philip K. Dick, le blade runner distingue les humains des androïdes par leur capacité d'empathie. La capacité à comprendre les émotions ou états mentaux d'autrui, sans pour autant les partager, serait donc un des propres de l'homme. Rien d'étonnant si l'on se souvient que le terme d'empathie a initialement été utilisé en esthétique pour définir la relation que l'on entretient avec une oeuvre d'art pour accéder à son sens. Pour ma part, j'ai toujours considéré, qu'en peinture comme en littérature, il était impossible d'accéder à la volonté de l'auteur, à supposer d'ailleurs que lui-même ait conscience d'une telle volonté. Jugez pourtant des efforts d'empathie pour apprécier cette peinture de Gerhardt Richter, actuellement exposée à Beaucourg.

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L'empathie a quitté le monde de l'art pour intégrer celui du commerce et du management. Pas un référentiel de compétences de vendeur ou de manager dans lequel ne figure le fameux "Etre empathique". Mais ici, comprendre les émotions ou comportements d'autrui ne vise qu'à mieux identifier les leviers de manipulation, pardon, de management.

Et nous vérifions une fois de plus que ce n'est guère la compétence qui donne le sens, mais l'usage que l'on en fait.

28/06/2012

Personnel et collectif

Le raisonnement binaire par opposition est tellement fréquent (blanc ou noir ? thé ou café ? droite au gauche ? émotionnel ou rationnel ? Paris ou Province ? mer ou montagne ? slip ou caleçon ? viande ou poisson ? et l'on en passe...) qu'il est réjouissant de constater que les opposés peuvent également s'exprimer sans se nuire mais tout au contraire en jouant vis à vis de l'autre le rôle d'exhausseur de goût. Hier soir, Cécilia Bartoli, cette quintessence de l'Europe dans ce qu'elle a de plus joyeux dans le plaisir et le goût de vivre, donnait un récital dans le Théâtre Royal du Chateau de Versailles. Il y a 15 jours, au même endroit mais dans la Galerie des glaces, elle chantait Haendel. Beaucoup de cantatrices peuvent vous faire ressentir la grâce, Cécilia Bartoli va au-delà. Elle use de la liberté que lui confère son exceptionnelle technique pour jouer de sa voix, de son corps, de ses yeux, de ses tenues. Vous avez l'impression qu'elle regarde individuellement chacun des spectateurs présents. Le lieu ne l'impressionne pas qui devient sien dès qu'elle y pénètre. Impossible de ne pas être porté et emporté. Le plus admirable est cette manière d'exercer de manière toute personnelle son art : ce que vous voyez, vous êtes persuadé de ne jamais l'avoir vu auparavant.

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Crédit photo : Italians do it better

La manière dont Cécilia Bartoli associe la salle et les musiciens à sa toute personnelle manière de chanter est déjà une éclatante démonstration que l'individuel et le collectif ne s'opposent guère que chez ceux qui le veulent bien. Mais il y a autre chose. A la fin du concert, tandis que les spectateurs quittaient déjà la salle, les musiciens se sont regardés puis se sont embrassés en se remerciant. Comme l'on remercie à la fin d'un travail collectif tous ceux qui y ont participé. Comme un formateur ou un enseignant pourrait remercier à la fin de chacune de ses interventions ceux qui ont partagé ce temps de travail. Comme l'on remercierait tous ceux qui font l'effort de participer à un collectif et d'y exprimer leur personnalité sans que cela n'ait besoin de se faire au détriment d'autrui. Cécilia Bartoli, ou l'exhausseuse d'énergie.

04/04/2012

Cogénération

Les professionnels qui travaillent avec l'Education nationale sur la rénovation des licences professionnelles constatent dépités la faiblesse du niveau moyens des étudiants en langues. Ils en concluent que cela constitue un frein à l'embauche pour les grandes entreprises, mais que c'est moins grave pour les PME puisque 70 % ne sont pas tournées vers l'exportation. Cette appréciation traduit une vision totalement linéaire et instrumentale de la compétence : l'activité serait première et la compétence utilisable ou non dans l'activité. C'est oublier que la compétence modèle l'activité et que si tous les étudiants étaient bilingues, sans doute que beaucoup plus de 30 % des PME seraient exportatrices. Si l'activité nécessite la compétence, la compétence rend possible une activité qui n'existait pas. Plutôt que de manière linéaire, la relation emploi-compétence devrait être envisagée comme une cogénération.

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Picasso - Peintre et son modèle

Si Picasso, ce grand prédateur, a autant peint sur le thème du peintre et son modèle, s'il a autant travaillé sur les toiles d'Ingres, de Velazquez, de Cézanne, c'est parce qu'il savait bien, lui le Minotaure, que l'on se nourrit des autres et que c'est dans cette dynamique qui vous transforme en même temps qu'elle vous permet d'agir que s'ouvre la possibilité de l'innovation.

L'activité, l'emploi, ne sont pas des données préconstruites à l'intérieur desquelles s'insère l'individu, ils sont modelés par les personnes qui les occupent et leur évolution est en partie déterminée par les compétences non requises a priori mais qui vont venir s'exercer malgré tout. L'emploi et les compétences ? un système de cogénération.

30/03/2012

Un beau couple

Les 6èmes Trophées du DIF, organisés par DEMOS, se sont tenus jeudi 29 mars à la Maison de l'Amérique Latine. Dans cette ambiance hispanisante, a été abordée la question de l'utilisation du DIF en tant qu'outil de GPEC. Il faut rappeler que la jurisprudence, depuis 1988, a façonné des obligations de gestion des compétences, en partie reprises par la loi et les partenaires sociaux. Les mêmes ont, pendant la même période, affirmé qu'il n'y avait pas de prééminence entre la formation et le travail, ou plus largement l'activité, pour accéder à la compétence. Une entreprise est aujourd'hui tenue de gérer à la fois l'employabilité interne et externe du salarié, notamment en lui apportant d'autant plus de formation que son emploi est pauvre en contenu. Ce qui permet d'affirmer que le DIF et la GPEC peuvent former un couple harmonieux, voire s'essayer à un tango argentin.

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Une première question doit être évacuée : le DIF peut-il servir de moyen pour répondre à des obligations de GPEC ? la réponse est à l'évidence oui. Aucune obligation générale de formation ne pèse sur l'employeur qui excluerait qu'il négocie l'utilisation du DIF pour y répondre. Dans ce cadre, quel usage peut-on faire du DIF ? la négociation de la meilleure formation pour l'adaptation, une manière de compenser le contenu de l'emploi, le développement d'une employabiltié globale, la mise en oeuvre d'un reclassement concerté ou encore la gestion négociée d'un parcours individuel.

Ce qui était frappant tout au long de la journée c'est d'ailleurs la diversité des modes d'appropriation et d'utilisation du DIF par les entreprises, signe d'une certaine maturité de celles qui l'utilisent. Encore faut-il avoir la volonté de manager par la négociation la professionnalisation des salariés. Mais si tel est le cas, les conditions de l'efficacité de la formation n'en seront que mieux remplies.

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17/03/2012

Rame !

C'est une histoire que les consultants se racontent parfois lorsqu'ils se croisent, à défaut d'avoir l'imagination des marquises pour se raconter des histoires de marquises. Il s'agit d'un consultant convoqué par une prestigieuse institution éducative parce que son  bateau a perdu la course d'aviron annuelle des grandes écoles. Le consultant doit trouver la clé du succès. Il scrute le bateau, teste la voix des barreurs et observe les rameurs : il constate qu'à la fin de la course ceux-ci sont essouflés, épuisés. Il conseille donc de corser leur entraînement.

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L'histoire est cruelle pour le consultant, incapable de voir l'évidence et de remettre en cause le fait qu'il y ait trois barreurs pour deux rameurs. Incapable de sortir chacun de son rôle préétabli. Il en va ainsi de l'audit et des auditeurs : entre le manque d'imagination et le refus, ou l'impossibilité, de sortir de schémas préétablis, sous couvert de changements on perpétue ce que l'on affecte de modifier. Allez les rameurs, encore dix longueurs !

19/02/2012

Compétents incompétents

Il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste des questions de travail et de formation pour savoir que la compétence n'est ni immuable, ni tout terrain. Dépendante du contexte et de l'évolution des individus, elle n'a rien de l'accumulation linéaire comme le laissait croire le modèle de l'ancienneté et de l'expérience continuée. C'est ainsi que l'on peut régresser. Dans le domaine de la peinture, l'exemple le plus frappant est sans doute celui de De Chirico. Peintre métaphysique et visionnaire dans les années 10, il perd quasiment toute créativité à partir des années 20 et finira par se pasticher lamentablement.

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De Chirico - Mystère et mélancolie d'une rue - 1914

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De Chirico - Le retour d'Ulysse - 1968

Les clubs de football l'ont expérimenté, au grand dam parfois des supporters. Pourquoi vendre un joueur qui vient de réaliser une saison exceptionnelle ? parce que rien ne garantit qu'il effectuera la même et que sa côte est au plus haut. De ce point de vue, la notion de capital humain emprunte moins à l'analyse marxiste d'accumulation du capital qu'à l'option libérale de la valeur fluctuante de l'action. C'est ce qui fait le casse-tête des recruteurs : malgré les expériences réussies, malgré les diplômes accumulés,  le passé ne garantit pas l'avenir. Charme de l'imprévisibilité humaine qui nous offre autant de révélations tardives que de déchéances précoces. Mais pour l'esprit rationnel, cela risque de coincer. Que l'incompétent devienne compétent, passe encore, tout juste, mais passe. Mais que le compétent devienne incompétent est incompréhensible pour qui a une vision linéaire du temps et des individus. Il suffit pourtant de regarder De Chirico ou de se reporter à la chronique d'hier pour constater qu'une campagne électorale créé un contexte néfaste pour la compétence.

06/02/2012

Talent singulier

Vendredi soir était soirée de remise des diplômes aux étudiants du Master Ressources Humaines de Paris 1 La Sorbonne dirigé par Jean-Emmanuel Ray. J'aime ces cérémonies protocolaires sans l'être trop où tous les moments passés de la formation deviennent des bons moments. Le plaisir des étudiants façonne celui des formateurs.

En introduction de la cérémonie, débat sur les Talents. Le grand mot est laché, et tellement laché d'ailleurs que tout le monde peine à le rattraper pour le définir. Qu'est-ce que le talent ? un état ? un construit ? une compétence particulière ? relève-t-il du magique ? de l'insaisissable ? est-ce cette capacité, plusieurs fois évoquée, à dénouer les situations ? le talent serait donc orienté solution ? Je proposerai une définition un peu différente qui distingue le talent de la compétence et de la performance, auxquelles il ne saurait être ramené.

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MANET  - Olympia - 1863

La talent n'est pas la compétence. Techniquement, bien des peintres auraient pu produire ou sauraient copier ce tableau de Manet. Mais qui d'autre aurait été capable de le créer ? de poser le corps blanc dans cette tranquille nudité, avec ce regard qui vous somme de regarder vraiment et qui créera le scandale. Car ce n'est pas la nudité qui choqua, mais le regard d'Olympia. Le talent c'est cette manière singulière que Manet met en oeuvre pour nous déshabituer de voir une représentation de la femme et vérifier si nous sommes capable de regarder vraiment une femme, cette femme.

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Julieth MARS TOUSSAINT - Olympia - 2006

Le talent ce n'est pas la performance, en l'occurence le prix atteint par le tableau de Manet ou celui de Julieth Mars Toussaint. Le talent c'est cette capacité singulière, mise en oeuvre ici par Julieth Mars Toussaint,  à réinterpréter, et non à copier, un chef d'oeuvre pour lui ajouter une dimension nouvelle. C'est une manière personnelle d'accomplir un travail, c'est donc une appropriation. Dit autrement, c'est l'utilisation de ses compétences en résonnance avec une biographie et un environnement. Une manière toute personnelle de faire. C'est irrémédiablement lié à l'individu, c'est la marque personnelle de chacun. En cela, chacun dispose d'un talent, d'une manière personnelle de réaliser ce qu'il doit. Et si l'on peut posséder les mêmes compétences ou atteindre la même performance, il est impossible d'avoir le même talent qui est donc irréductiblement singulier.

24/01/2012

Prendre le temps de la performance

Séminaire interne consacré à la performance de l'entreprise, soit les résultats et leurs conditions. Le sens de l'action et ses modalités. Questionnement autour de "Qu'est-ce qu'une entreprise performante ?" comment l'on peut travailler autour de "Qu'est-ce qu'un bon professionnel ?". Et puis dans le fil des travaux vient la question complémentaire "Qu'est-ce qu'une bonne organisation ?". Et la réponse d'une participante fuse aussi rapidement que la question a été posée : "C'est une organisation qui laisse le temps de réfléchir à ce que l'on fait". Diable, voilà une affirmation en forme de provocation. Alors que l'on débat de productivité et de temps de travail, il faudrait laisser du temps. Et pour réfléchir en plus. Mais que penserait le penseur d'une telle demande ?

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Munch - Le penseur de Rodin - 1907

Peut-être qu'il estimerait la proposition bienvenue pour tous ceux qui remplissent compulsivement les agendas, s'enorgueillissent des 320 mails reçus chaque jour (et paranoisent lorsqu'il y en a moins de 200), font la chasse au temps mort, ne peuvent supporter l'observation contemplative et sont occupés en permanence à  saturer leur temps et leur espace, tout en se demandant pourquoi ils saturent. Prendre le temps de la réfléxion, se déconnecter de la commande ou de l'injonction immédiate, réfléchir au sens de l'action et à ses modalités, bref prendre le temps de l'efficacité. Mais pour cela, il faut commencer par prendre le temps.

08/01/2012

Temps morts

C'est la fin de l'année. Les résultats sont corrects, mais le syndrôme des périodes heureuses aidant, ils génèrent tout de même de la frustration, surtout chez les dirigeants car les managers eux, estiment qu'ils ont plutôt tenu la barre par vents contraires. Le séminaire de fin d'année est important pour le COMEX car 2012 s'annonce délicate, au moins au premier semestre. Alors on a pas lésiné : cadre superbe, réception parfaite, nourriture et vins fins, attention constante du personnel de réception. Sur le programme non plus on a pas lésiné. Deux journées saturées d'interventions, des animateurs qui se relaient avec enthousiasme, des powerpoints flamboyants qui défilent à un rythme déconseillé aux épileptiques, des temps forts à tous les instants, des messages clés dans tous les messages et au final du très dense et peu de danse. Dans la salle, les participants se transforment peu à peu en présents puis en absents. Les iPhones et Blackberrys sont de moins en moins discrets, les appartés se multiplient, les comportements potaches saisissent une bonne partie des Top managers sans que l'ordonnancement méticuleusement prévu ne dévie d'un iota car tout a été planifié de 8h à 23h sans temps mort.

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Manule Alvarez Bravo - Conversation à côté d'une statue - 1933

Curieuse appellation d'ailleurs que ces "temps morts". Car dès que s'ouvre une fenêtre de liberté, une pause, un repas, une fin de soirée, ceux qui traitaient leurs mails persos, qui luttaient contre la somnolence, qui vagabondaient sur le net, tous ceux-là s'animent et entrent en conversation. Pour parler de quoi ? quasi-exclusivement de travail. De leurs activités, de leurs difficultés, de leurs réussites, ils se lancent à la recherche d'informations, d'avis, de conseils, d'approbations, de partages d'expérience, bref ils profitent du cadre de liberté pour traiter véritablement les questions qui les intéressent. C'est dans ces moments, plus que dans les injonctions communicantes, que se font, ou pas, les communautés de travail, d'intérêts et de fonctionnement. Et lorsque l'animateur fait le tour des couloirs et jardins dans lesquels se sont constitués les groupes de discussion en lançant : "Allez on reprend, au travail !", il ne semble pas percevoir que le vrai travail il vient d'y mettre fin.

12/12/2011

De l'artisanat dans l'industriel

L'organisme de formation est un des poids lourds du marché. Une croissance à deux chiffres pendant des années et ce signe qui ne trompe pas : on ne connaît plus tous ceux qui travaillent pour le groupe et l'on ne sait jamais, dans les couloirs, si l'on croise un client ou un salarié. Mais celui que je rencontre ce jour là je le connais bien. Il a fait sa carrière professionnelle dans les plus prestigieuses entreprises, celles que tous les étudiants rêvent d'intégrer, et il poursuit son activité en animant, avec talent et brio, des formations manageriales. Il ne partage pas son expérience, il s'appuie sur son expérience pour permettre aux stagiaires de travailler sur la leur. Ce matin là, il a une grande poche à la main et voit mon regard surpris : "J'ai un groupe en intra. Comme on a pas prévu de café d'accueil, j'ai pris ma machine à café et je suis passé chercher des croissants. Le groupe est super". Je souris. J'ai dans ma sacoche les amandes enrobées de chocolat que j'ai achetées ce matin pour les participants à la formation que j'anime.

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"-Tu as toujours préservé un côté artisanal dans toutes tes fonctions ?

- Toujours ;

- En marge des process et sans systématisme ?

- Surtout pas de systématique. En fonction des moments, des situations, des individus. L'artisanal ce n'est pas l'industrie à petite échelle. C'est une autre manière de travailler."

Que les grandes organisations adoptent des procédures, quoi de plus normal : l'industriel ce n'est pas l'artisanal à grande échelle. Mais pour que la vie circule dans les méandres des méthodes et des process, il faut laisser l'espace pour que l'artisanal existe et surtout, surtout, s'il faut veiller à ne pas l'empêcher il faut encore plus résister à la tentation de l'organiser.

NB : Sinon, demain le groupe est plus que super et ce sera donc dégustation de foie gras (fourni par eux) et dégustation de Mauzac, Domaine de Plageoles (fourni par votre serviteur, pour les fêtes n'hésitez pas à goûter à ce Gaillac artisanalement élaboré).

09/12/2011

Au delà de la case rationnelle

Il y avait une formation dans la salle où doit se tenir la réunion à laquelle j'arrive en avance (hé oui !). Curieux par nature et par plaisir je regarde les dossiers qui sont restés sur les tables : le management et le leadership. J'ouvre le document et découvre que le "simple" manager fonctionne suivant une logique rationnelle qui le rend performant dans l'opérationnel et le quotidien. Mais que le manager leader fonctionne par intuitions qui naissent d'observations et de faits auxquels il donne du sens pour construire des solutions tournées vers l'avenir. Je repense à Diego Fasolis, l'exceptionnel chef d'orchestre découvert hier soir, qui déclare dans une interview : "Je tiens compte de l'aspect psychologique du travail de répétition. Les musiciens doivent se sentir bien. C'est fondamental. Plus que la direction d'orchestre qui s'apprend en un mois. Le chef doit être sûr de lui. S'il a peur, il se réfugiera derrière son autorité. La musique ne peut pas s'accomplir ainsi. Mon travail consiste à coordonner les artistes, à canaliser les énergies, à comprendre la pulsation pour se mettre au service du texte. "

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Bekha - Intuition - 2009

Comprendre la pulsation, s'appuyer sur ses intuitions. J'aborde le sujet avec une cliente qui réfléchit un instant et me dit : "Moi je cherche à ranger mes intuitions dans des cases rationnelles". Pardon ? "..des cases rationnelles". J'avais entendu des "castrationnelles". Je vais laisser un mot à l'animateur de la formation pour demain : Comment faire pour que les intuitions ne subissent pas la castration des cases rationnelles ? voilà qui pourrait faire un bon exercice pour un atelier pratique.

03/11/2011

Du collectif et de l'individuel

Le plus souvent, les expositions d'arts plastiques ressemblent à des assemblages un peu patchworks : les oeuvres que l'on a pu rassembler sont présentées suivant leur chronologie, parfois leurs thématiques. Au final, plusieurs dizaines d'oeuvres font une exposition. Au Palazzo Fortuny, à Venise, se tient une exposition intitulée TRA, comme à travers, et sous-titrée Edge of becoming, soit quelque chose comme "Au bord du commencement" ou "A la lisière du devenir". Dans le décor baroque du palais qu'habita Mariano Fortuny et qui abrite encore certaines de ses oeuvres, sont installées les créations de près de 300 artistes, comme dans un cabinet de curiosités.

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L'exposition s'étend sur quatre niveaux, chaque entrée dans une pièce procurant un sentiment de dépaysement nouveau, dans une grande familiarité qui vous conduit à penser : "C'est ici, et ainsi, qu'il faut vivre". Les portes sont très présentes et  vous ouvrent plutôt qu'elles ne s'ouvrent.

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Mais le plus étonnant, le plus rare, est la manière dont toutes les oeuvres rassemblées se subliment les unes les autres sans que leur singularité ne s'en trouve diminuée. L'exposition est une oeuvre dans son ensemble, dont chaque partie est une oeuvre magnifiée. Ainsi cette robe aux plumes de paon éclaire l'atelier de Fortuny tout en étant mise en valeur par les peintures murales qui l'entourent.

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L'exposition TRA fournit à qui en douterait, la preuve définitive que le collectif et l'individuel ne s'opposent pas, bien au contraire. D'une manière stupéfiante, l'on peut constater que des oeuvres d'une très grande diversité, depuis un torse de bouddha en passant par de l'art minimaliste ou conceptuel, des peintures religieuses du grand siècle ou des expérimentations visuelles et sensorielles contemporaines, peuvent non seulement dialoguer mais produire une oeuvre plus grande encore tout en prenant chacune une nouvelle dimension. Comme quoi l'individuel et le collectif peuvent être chacun au service de l'autre pour le profit de tous et notre plus grand plaisir. Et l'on se dit que l'on enverrait bien quelques dirigeants et managers faire un tour chez Fortuny, qui sait, peut être que l'esprit des lieux...

01/11/2011

Pourquoi ça va bien ?

La première question du toubib est souvent : "Qu'est-ce qui ne va pas ?" et l'on enchaîne rapidement par "Vous avez mal où ?" et ainsi se traquent les menus désordres de l'organisme qui permettront d'aboutir au diagnostic. De la santé considérée comme un état naturel et de la maladie comme un état anormal qu'il convient d'identifier, de combattre et de réduire. On sait que les médecins chinois pratiquent souvent à l'inverse. Leur soin est totalement concentré sur l'établissement des conditions de la santé. Leur médecine est toute entière tournée vers la construction d'un équilibre qui préserve de la maladie, perçue comme la conséquence naturelle de l'impossibilité de parvenir à l'équilibre. D'un côté l'on chasse les dysfonctionnement de ce qui devrait normalement aller bien, de l'autre on considère que ce bien est un construit, et non un donné, qu'il faut établir.

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Hokusai - Les 7 dieux du bonheur

Les auditeurs et autres rapporteurs ont souvent la déformation médicale solidement ancrée. On vient chercher ce qui ne marche pas, ce qui dysfonctionne, ce qui coince et ce qui fait problème. Et lorsque l'on a mis le doigt "là où ça fait mal", on peut sortir la pharmacopée des solutions toutes prêtes qui guérissent tout. Mais l'on oublie souvent que tout médicament a ses effets secondaires. Tout concentré que l'on est sur une cause, on méprise l'approche globale et l'on ne conçoit pas que chaque partie ne soit qu'un élément du tout. Proposons d'agir différemment : focaliser son attention sur ce qui va bien, comprendre en profondeur les raisons qui font "que cela marche", mettre plutôt le doigt là où ça fait du bien et en chercher les causes. Se rapprocher du mystère des équilibres qui font la santé, la sérénité et, soyons fou, le plaisir et le bonheur. Et consacrer plus d'énergie à la construction et la préservation de ces équilibres que de se focaliser sur ce qui fonctionne mal. Peut être qu'un jour les toubibs nous accueilleront par "Qu'est-ce qui va bien ?" et enchaîneront tout aussi rapidement sur "Pourquoi ça va bien ?". A ce moment là nous serons en chine, mais ce n'est peut être pas si lointain.

07/10/2011

Masques et façades

La catégorisation est souvent rassurante. Fille des classifications du 19ème siècle, elle permet d'ordonner le monde pour mieux l'appréhender et le comprendre. Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose. Sauf que si cela peut fonctionner pour les minéraux ou végétaux, avec les humains cela résiste. L'homme est multidimensionnel et le classer dans une catégorie, quelle qu'elle soit, est une réduction qui ne nous apprend rien sur l'individu en question. D'une part parce que chacun de nous porte en lui des potentialités contradictoires qui s'expriment parfois en alternance selon les contextes et les moments. Dr Jekyll et Mr Hyde, c'est juste une question de proportions. Et d'autre part parce que le plus fréquemment, en société, nous portons des masques.

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De Chirico - Masques - 1973

Dans une société qui se donne pour mythe, ou exigence délirante, la transparence, le masque est-il un problème ? il permet le jeu, la surprise, la polyvalence, le passage en souplesse d'un personnage à l'autre. Il désoriente ? et alors ? il trompe ? mais qui se connaît véritablement au point de dire que jamais masque ne l'habite. Je est un autre, écrit Rimbaud avant de devenir un autre. Plutôt que de jouer aux démasqueurs, prenons plaisir à découvrir les masques de nos interlocuteurs, à revêtir les notres et à en essayer de nouveaux. Mais surtout, n'oublions jamais que ce n'est pas parce que les individus portent des masques qu'ils ne sont que des façades.

30/09/2011

Salariés à trois clics

Séance de réflexion dans un organisme de formation sur l'évolution des produits de formation. Comme toujours, quelques contributeurs confondent un peu réflexion et se regarder dans le miroir de son discours, mais globalement les apports ne manquent pas d'intérêt. Et voici le féru de technologies, qui est forcément toujours un peu en avance sur les autres, qui vient nous indiquer ce que sera l'avenir : "La connaissance est aujourd'hui à disposition, tout doit se passer en temps réel, il est normal de réduire les temps de formation,  les salariés veulent avoir les réponses à leurs questions en trois clics...".

La réunion comportant quelques participants qui ont fait leurs humanités, la réponse ne tarde pas :"Si vous formez les salariés en trois clics, ne vous étonnez pas ensuite d'avoir des salariés à trois clics".

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Entre les éblouis de la technologie et les mal à l'aise avec l'humain, ce qui fait quand même beaucoup de monde, il n'est pas certain que la tentation du salarié à trois clics soit résistible. Mécaniser l'individu permet à tous les anxieux de la relation d'éviter de constater régulièrement que les meilleurs recettes de management ne sont jamais tout terrain. Pour ce faire, les moyens de mécanisation ne manquent pas : la technologie y contribue grandement, les process qualités, l'hypernormalisation...la prescription comportementale fait rage. Il n'est que de monter dans un bus pour en être ébahi : compostez, laissez votre place, avancez vers le fond, surveillez vos portables, ne parlez pas trop fort, rangez vos poussettes, souriez vous êtes filmés...dix injonctions vous assaillent avant que vous ne soyez assis. A quand le quizz en sortant pour savoir si l'on a bien intégré les dix prescriptions ? et c'est sur ce modèle là que l'on voit s'organiser des formations prescriptive dont l'évaluation n'est jamais que la vérification de l'intériorisation de la commande. Vous avez-dit salariés à trois clics ? c'est peut être encore un de trop.

NB : Petit complément puisqu'il est question, à nouveau, de licenciements boursiers. A ceux qui voudraient les interdire et à ceux qui hésitent, ainsi qu'à tous les autres, on rappellera juste que ces licenciements sont DEJA illicites : c'est ici.

12/09/2011

N'évacuez pas, travaillez !

Dans le flot d'images et de commentaires consacrés au 11 septembre, deux témoignages. Le premier, d'un salarié d'une société financière qui travaillait dans la Tour Sud. Le premier avion d'American Airlines vient de s'écraser sur la Tour Nord. Les personnels commencent à évacuer la Tour Sud effrayés par le choc et l'incendie. Mais rapidement la consigne arrive : restez à vos postes de travail, nous ne sommes pas concernés, le problème concerne la Tour Nord. Hésitation et puis l'ouverture des bourses dans cinq minutes, on s'installe et on travaille. Des centaines de personnes seront victimes de cette consigne.

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Site du World Trade Center - Juillet 2011

L'emprisonnement dans le routinier, l'incapacité à penser l'évènement qui survient sans avoir été imaginé, la paupérisation de l'imagination même par l'enfermement dans les codes du  quotidien. Une vision unilatérale et simpliste du monde qui participe à la destruction et dont on peut se demander si elle n'en est pas une des causes. A cet effet, la thèse des bons et des méchants, du diable et des héros permettra d'éluder tout questionnement. Et l'on redonnera la parole aux architectes qui construiront plus haut, plus fort, comme avant, en mieux.

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Le second témoignage est celui de William Langewiesche, journaliste à Vanity Fair. Un des rares journalistes a avoir eu accès au site de Ground Zero. Il était interrogé par Faustine Vincent :

Vous écrivez que la catastrophe a fait voler en éclat les hiérarchies sociales. En quoi?
C’était un chaos à la fois physique, politique, technique et social. Face à l’urgence, les hiérarchies sociales n’importaient plus, tout le monde se foutait de qui était le patron. Les gens avaient pris le pouvoir par la pratique: les petits ingénieurs, les ouvriers, les pompiers, les policiers... Pour eux c’était une vaste libération personnelle. Comme en temps de guerre, parce qu’il n’y avait plus les mêmes règles.

Vous avez dit avoir découvert la «quintessence américaine» à travers vos reportages à Ground Zero. Quelle est-elle?
Le manque de hiérarchie et la liberté de laisser les gens avoir de la puissance selon leurs capacités et non leurs diplômes. C’est l’ancien idéal des Etats-Unis. Le «self made man», en quelque sorte. Je crois que si le World Trade Center était en France, on n’aurait pas vu ça. Parce que la France étouffe sous la hiérarchie des diplômes.

Pourquoi «l’ancien idéal» des Etats-Unis? Ce n’est plus le cas?
Ça existe toujours un peu dans les affaires, dans la Silicon Valley, mais sinon, de moins en moins. Le pays et la société vieillissent, et quand les structures sont en place, elles deviennent dominantes.

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Les avions continuent à passer au-dessus de Manhattan. Est-ce le signe que l'Amérique est plus forte parce qu'elle sait ce qu'est la peur et que l'on est plus fort lorsque l'on en a fait l'expérience ? ou bien est-ce que la routine, et ses réflexes mortifères, ont repris le dessus et que le 11 septembre est devenu un fantasme, un acte d'emblée déréalisé ?

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Ciel bleu sur Wall Street, immeubles noirs et puissants, drapeau haut en couleur, nul ne sait ce jour si l'Amérique est vieillissante ou si elle sera capable demain, s'il le faut, d'évacuer et donc d'agir, plutôt que de continuer à travailler, en spectateur de la mort qui vient.

08/09/2011

Oublier le temps

Invariablement, tous les matins, tous les soirs, ils somnolent sous les arbres, assis devant les tables de béton. Si vous passez le matin, vous les trouverez déjà installés quelle que soit l'heure de votre passage. Ont-ils dormi là ? tombent-ils des arbres ? poussent-ils sur les bancs de pierre ? les joueurs d'échecs du Washington Square ne peuvent  être vus autrement qu'assis, comme s'ils n'arrivaient et ne partaient jamais. Leur immuabilité s'associe à la tranquillité du parc que le bruit de la ville ne pénètre guère.

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Mais à New-York, le rythme n'est jamais absent. Si vous prenez place, la torpeur du regard s'efface, les corps se tendent, l'air en un instant est saturé de concentration intense et jouissive. C'est alors que sortent les pendules. Trente minutes la partie, quinze minutes par joueur pour une cinquantaine de coups en moyenne. Le petit gros apathique et mal fagoté ? il vient de jouer 40 coups en 4 minutes, soit un toute les six secondes. Après ce victorieux effort, il s'abandonne à la léthargie. Sa rêverie ne va pas jusqu'à lui laisser imaginer qu'il est des endroits de la planète où la performance se mesure à la durée de temps passée.

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Aussi stupide que si l'on saluait la performance d'être resté dix heures sur le banc. Aussi stupide que si l'on imaginait que la partie en quatre minutes peut être répétée 15 fois par heure, sept heures par jour. Le temps est une obsession qui gagnerait à perdre de son omniprésence au profit d'une véritable gestion du travail, c'est à dire du résultat et des conditions de sa production. Mais pour penser à cela, il faudrait avoir le temps, comme celui que prenne les joueurs d'échec du Washington Square entre deux parties.