03/07/2012
Du bon usage de l'examen
En cette période de baccalauréat, un conseil tardif aux impétrants, qui n'en ont que faire et qui ont bien raison. La première épreuve du baccalauréat est celle du français qui, par l'ingénieuse idée d'un gestionnaire de l'éducation de nos enfants, se passe en fin de première ce qui est le plus certain moyen de désintéresser totalement les élèves de la matière pour l'année de terminale. Mais là n'est pas le propos. A cette première épreuve donc, je me présentai fort d'honnêtes résultats obtenus en cours d'année ce qui pouvait contribuer à calmer un peu mon inquiétude. Celle-ci disparut totalement lorsque l'examinatrice, qui constituait un étonnant cumul d'absences - de beauté, d'entrain, de jeunesse, d'amabilité, de présence- tira au sort le sujet qui me revenait : un commentaire du passage du Rouge et le noir dans lequel Julien Sorel fait feu, dans l'Eglise au moment de l'office, sur Mme de Rénal. Joie, bonheur et félicité ! Mon texte préféré et tant de choses à dire. La préparation fut enthousiaste et l'oral quasiment une déclamation ; tout y passa : la passion qui broie ce qu'elle vénère, le destin implacable des êtres qui n'échappent jamais à leur condition, la volonté inconsciente que ce qui paraît être folie advienne, l'amour qui vient bouleverser les calculs les plus rationnels et les plans les plus solidement établis, bref je m'enflammai.
Mark Rothko - Noir, Rouge sur Noir sur Rouge - 1964
C'est peu de dire que mon excitation trouva peu d'écho. L'absence d'intérêt pour mon propos et l'absence de patience à mon endroit vinrent s'ajouter à toutes les autres. Le plus improbable survint lorsque l'examinatrice me demanda de compter les adverbes du texte et de lui indiquer les figures de style figurant dans le passage. L'hébétude et la stupidité s'installèrent définitivement sur mon visage. Elle me congédia en soupirant et dans un effort ultime marmonna : "Comme vous avez un bon dossier je vous mets 10/20".
De ce premier oral du baccalauréat je tirai la conclusion définitive qu'un examen est totalement dépourvu d'enjeu autre que le fait de l'obtenir. Foin de convictions, de fierté personnelle, de goût ou de reconnaissance d'un travail (et ne parlons pas d'une pensée personnelle). La capacité à reproduire très exactement l'attendu est l'horizon indépassable de ce genre d'épreuves. Je décidai donc, face à un tel néant intellectuel et moral et par esprit de réciprocité, d'une part de tricher autant que faire se peut (et cela se pût) et d'autre part de m'en tenir strictement à ce qui était demandé. Rien n'indique à ce jour que ces deux résolutions aient perdu de leur pertinence.
Note : Une pensée pour Sylvia Kristel plongée dans le coma, qui demeure comme un écho de l'Atlantide. Voir ici.
00:24 Publié dans HISTOIRES DE CONSULTANT | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : bac, baccalauréat, stendhal, le rouge et le noir, littérature, examen, éducation
28/05/2012
Petite poucette
Michel Serres, à 80 ans passés, est-il retombé en enfance ? gageons plutôt qu'il n'en soit jamais totalement sorti et que cette survivance de l'enfant en lui l'a préservé de bien des aigreurs, ressentiments, rancoeurs et autres joyeusetés qui habitent celles et ceux qui pensent systématiquement que c'était mieux avant. Les déclinistes de tout poil, les oiseaux de mauvaise augure, ceux qui confondent leur lente disparition annoncée avec celle du monde dans lequel ils vivent, ceux qui n'ont de cesse de peindre à leur image décrépite leur environnement, tout ceux là n'aimeront pas le dernier livre de Michel Serres rédigé sous forme de lettre à Petite Poucette. Pourquoi ce nom ? pour la dextérité avec laquelle la jeune fille se sert de ses pouces sur son smartphone, mais également parce qu'il appartient à cette jeune génération d'inventer elle-même les moyens de trouver son chemin dans ce monde nouveau que la technologie bouleverse à chaque instant. Pas question de crier "Pouce" pour Petite Poucette qui devra faire son chemin.
César - Pouce
Bien sur, il y a le soleil, l'envie du dehors, tant de choses à faire, bien sur. Mais si vous prenez le temps, oh peu de temps car s'adressant à Petite Poucette le livre est synthétique. Non pas de crainte que Poucette ne zappe ou qu'elle soit incapable de lire comme l'annoncent régulièrement ceux qui ont encore besoin d'affirmer qu'eux savent lire en pointant du doigt ceux qui prennent d'autres chemins (messieurs les censeurs, bonsoir !), non juste parce que Petite Poucette est soumise à mille sollicitations, mille tentations, mille envies et bien plus de désirs. Alors oubliez les grincheux, investissez 9,50 euros pour vous procurer l'ouvrage de Michel Serres et volez une heure à votre emploi du temps : il ne vous reste plus qu'à lire en dégustant.
00:58 Publié dans DES IDEES COMME CA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : serres, littérature, jeunes, jeunesse, technologies, cesar, sculpture, livre, passé
16/05/2012
Faire son miel
...de tout. Faire son miel de tout, c'est considérer qu'il y a toujours assez de légumes pour faire une soupe, suffisamment de bouts de ficelles pour tresser une corde, une rue à découvrir à chaque carrefour, une vie entière derrière chaque visage, une phrase importante dans chaque livre ouvert au hasard, un soleil caché derrière chaque nuage, c'est croire à sa chance et être convaincu que tout est à découvrir toujours. Faire son miel de tout, c'est du récup'art, du détournement, un joyeux mélange, pas mal de désordre et des découvertes à profusion. Faire son miel de tout c'est se faire la malle du vieux grenier.
Vick Muniz - Autoportrait
Vick Muniz est un brésilien qui fait son miel de tout : papiers collés, confiture, chocolat, jouets d'enfants, pigments, tous les matériaux, tous les objets, toutes les feuilles des arbres sont autant de pinceaux pour composer des portraits, des paysages, des scènes urbaines. Cet autoportrait aux jouets d'enfants est un pied de nez à l'adulte, ce que tous les enfants comprendront. On peut voir ses oeuvres en Avignon.
Dominique Rolin faisait son miel de tout. Parfois le miel se dérobait mais elle savait qu'il reviendrait. Il est toujours revenu, jusqu'à hier où c'est elle qui s'en est allé.
01:45 Publié dans DES IDEES COMME CA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : miel, littérature, rolin, art, muniz, peinture, avignon
17/04/2012
J'y pense et puis j'oublie
Je me souviens d'une conférence d'Yves Navarre, cet homme-enfant qui ne sortit de l'enfance qu'à ses dépens, au cours de laquelle il expliqua qu'il ne prenait jamais de notes. Lui l'auteur de dizaines d'ouvrages, qui écrivait à souffle perdu, ne notait pas. Vous ne pouviez le voir assis à une table de café sortant le carnet de moleskine pour griffoner la matière du livre à venir. Au café, il partageait ses lectures mais surtout ses regards. Plutôt la vie. L'explication fût brutale : "Je ne note pas car ce que l'on note est mort". Cette phrase m'a profondément impressionné. J'y pense constamment lorsque je prends des notes que jamais je ne relis. On peut relire l'écriture, pas les notes. J'y pense lorsque je vois les participants aux formations que j'anime noircir des feuilles à l'improbable destin. Toutes ces notes pour quoi faire ?
Arthur Tress - Mask
Parfois je tente un "pas la peine de noter, tout est dans le support", je n'ose pas le "arrêtez de noter, les notes c'est mort, laissez vivre votre pensée". On ne réfléchit pas en notant, au contraire on pose devant la pensée les barrières des mots figés alors qu'il aurait fallu préserver le mouvement. Mais je vois souvent cette fébrilité qui guide l'écriture : la peur d'oublier. Comme si l'on ne pouvait faire confiance à la sélectivité de la mémoire, comme si l'on avait oublié cette phrase d'Yves Navarre : "L'oubli est parfois aussi important que la mémoire". Arrêtez de noter vous vous souviendrez mieux de ce qu'il est important de ne pas oublier.
01:18 Publié dans PEDAGOGIES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pédagogie, yves navarre, écriture, littérature, photo, arthur tress, formation, éducation
13/01/2012
Complet
Par nature, conviction ou habitude professionnelle, j'ai plutôt tendance à être constructiviste. Plutôt tendance à voir des individus aux prises avec une réalité qu'ils élaborent à l'aune de leur propre cheminement qu'à considérer la connaissance, la vérité scientifiquement établie, le savoir, comme des Graals qui divisent le monde en deux : ceux qui les possèdent et les autres. Cette attitude constructiviste ne conduit pas nécessairement à un relativisme sans fin : il y a des valeurs pour mettre de l'ordre dans les constructions de chacun.
C'est cette vision de la connaissance et des apprentissages qui m'a toujours rendu incompréhensible, et mystérieuse, la fameuse phrase d'Hemingway : "Nous naissons avec tout notre avoir et nous ne changeons jamais. Nous n'acquérons jamais rien de nouveau. Nous sommes complets dès le début". Peut être un abus de Daïquiri ou plus certainement encore, un manque. Et puis j'ai eu un fils.
Hemingway au complet
La phrase d'Hemingway est alors devenue une évidence. Certes l'irréductible constructiviste en moi se dit que c'est une expérience nouvelle qui a conduit à l'éclaircie. Mais il s'agit moins d'une construction que d'une révélation, au sens de la visite comme dirait Hélène Grimaud. Est de l'ordre de l'accès au mystère en effet le constat quotidien qu'effectivement nous sommes complets. Car l'enfant n'est pas un adulte en devenir, mais un être de toutes facultés dont il use à loisir. Que cette complétude ait besoin du temps du déploiement est une chose. Qu'elle ne soit pas un déterminisme, en est une autre que l'on validera aisément en vérifiant que tous les arbres ne connaissent pas la même évolution suivant leur lieu d'implantation, et pourtant ils sont également complets dès le début. Reste à devenir ce que nous sommes, selon l'injonction Nietzschéenne, ce qui éclaire définitivement la phrase d'Hemingway qui finalement, avait peut être bu lorsqu'il l'a écrite, la dose de Daïquiri qui convient.
00:02 Publié dans PEDAGOGIES | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : hemingway, nietzsche, éducation, formation, constructivisme, pédagogie, littérature, philosophie
11/11/2011
De la connaissance
Dans L'écriture ou la vie, Jorge Semprun rapporte qu'il récita en 1992 sur la place d'appel de Buchenwald, le poème d'Aragon "Chanson pour oublier Dachau". Travaillé par la possibilité de dire et d'exprimer la déportation, les camps, Jorge Semprun s'est longtemps interrogé sur la manière dont il pouvait être rendu compte de cette expérience humaine. Comment rendre intelligible pour qui n'a pas vécu cela, l'enfer des camps ? l'écriture clinique, scientifique de Primo Levi est sans doute celle qui parvient le mieux à rendre les logiques selon lesquelles chacun agissait. Mais quant à l'émotion, l'intime, l'expérience intérieure ? comment faire ? Et si ceux qui avaient vécu cette expérience ne pouvaient en exprimer l'essence, comment simplement envisager que celui qui est resté extérieur à l'horreur puisse dire l'indicible. Jusqu'à la découverte du poème d'Aragon à propos duquel Semprun déclara : "Il a écrit un des rares poèmes vrais sur les camps...on se demande comment un poète qui n'a jamais connu ça a pu retrouver les sentiments, la vérité".
L'expérience est l'une des formes de la connaissance. La plus immédiate sans doute. A condition toutefois de s'en distancier. Ceux qui n'ont pu ou su, et on imagine la difficulté, traduire l'expérience des camps en connaissance, et parfois même ceux qui l'ont fait, n'en sont véritablement jamais sorti. Le suicide de Primo Levi, si tant est que l'on puisse assigner un sens à un tel geste, en porte témoignage. Sans travail sur l'expérience, pas de mutation en connaissance. Et il ne faut pas oublier non plus que l'expérience n'est pas la seule voie de connaissance. Qu'il est d'autres voies pour y parvenir. Si vous en doutez, vous pouvez lire ou relire le poème d'Aragon.
20:17 Publié dans PEDAGOGIES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : semprun, aragon, littérature, éducation, expérience, connaissance, formation
18/08/2011
Le juge perdu dans la nature
La question des rapports entre nature et culture peut encore appeler des développements qui rempliront les bibliothèques. Peut être ne sera-t-elle jamais tranchée. Pour autant, il importe de rester vigilant lorsque des thèses essentialistes sont proférées sur le ton de l'évidence. La Cour d'appel de Chambéry vient de juger qu'il n'est pas discriminatoire d'exiger, pour un poste de chef de service de traduction en français, que le candidat soit de langue maternelle française. L'argument des juges est ainsi tourné : " Or attendu que les termes native french speaker, qui se traduisent par de langue maternelle française, posent comme critère celui du langage parlé et transmis dès la naissance, lequel, réputé être de ce fait la langue la plus parfaitement assimilée par l'individu dans toutes ses composantes et subtilités, constitue une exigence professionnelle déterminante et essentielle en matière de recrutement d'un chef du service de traduction de l'agence en France d'une compagnie d'assurance anglo saxonne".
On conseillera aux juges de relire Casanova.
Anton Raphael Mengs - Portrait de Casanova - 1768
Et plus particulièrement les mémoires, écrites en français par celui qui était de langue maternelle italienne et qui demeure l'un des plus grands écrivains de langue française. Et si tout cela paraît bien loin au juge, il pourra aussi se plonger dans Becket, Semprun, Kundera ou Dai Sijie. Tous individus qui ont une parfaite maîtrise de la langue dans toutes ses composantes et subtilités. Au passage le juge s'apercevra que la compétence est un acquis et non un attribut.
Pour éviter d'aussi grossières erreurs, le juge peut toujours s'en remettre à Casanova : "L'homme qui veut s'instruire doit lire d'abord, puis voyager pour rectifier ce qu'il a appris" et si le juge lit, il pourra déccouvrir cette autre formule d'un écrivain de langue française d'élection : "Si le plaisir existe, et si on peut en jouir qu'en vie, alors la vie est un bonheur".
12:13 Publié dans ACTUALITE DES RESSOURCES HUMAINES, DROIT DU TRAVAIL | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : casanova, littérature, juge, jurisprudence, discrimination, langue maternelle, droit, droit du travail
22/05/2011
Chronique de week-end : l'énigme des correspondances
Vous ne croyez pas au hasard, ou plutôt uniquement au hasard objectif : "la manifestation extérieure d'une nécessité intérieure". Les coincidences vous émeuvent au point que, tel Champollion devant la pierre de rosette, votre obsession est de parvenir à en trouver la clé. Les clés justement. Vous percevez le monde comme un ensemble de clés et de serrures que vous faites jouer à loisir. Toutes les portes vous intriguent, et vous ne rêvez que de les pousser. De l'autre côté du miroir, vous savez qu'Alice vous attend. Chaque virage vous invite à poursuivre votre chemin pour voir "ce qu'il y a après", l'horizon est une promesse de nouveauté.
Yves Tanguy - Il faisait ce qu'il voulait - 1927
Vous regardez le tableau de Tanguy et vous souriez. L'oeuvre est un piège parfait pour égarer la compréhension de l'observateur. Il faut résister à la tentation des grands fonds, de la mer originelle et de l'univers des mères, s'écarter du liquide amniotique et de la matrice primordiale. Tout ceci est pesant et laborieux. Mieux vaut suivre les fils épars qui s'élancent de toute part, mieux vaut s'enthousiasmer du Minotaure qui apparaît à l'horizon, mieux vaut jouer aux dés avec les lettres offertes à toutes les significations, mieux vaut se réjouir de la rencontre de l'homme qui avance vers vous. Si ce tableau a pu être peint, cela signifie que le sensible et l'invisible sont à portée de conscience et que des ondes colorées, telles des cycles lunaires, bousculent de leurs rythmes nos allures habituelles. A l'invitation de Rimbaud, Yves Tanguy s'est fait voyant. Le dérèglement raisonné de tous ses sens lui a donné la liberté dont la peinture à pu jaillir, traçant des lignes et créant des correspondances. Celles dont vous êtes friands et qui feront de ce tableau un de vos talismans.
01:17 Publié dans CHRONIQUE DE WEEK-END | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tanguy, peinture, rimbaud, littérature, art, champollion, hasard
09/05/2011
Réenchanter
Juliette est certes née à Paris, mais elle est toulousaine. C'est dans les bars de Toulouse qu'elle a travaillé sa voix et son répertoire, c'est dans l'humus toulousain qu'elle a puisé ce goût de la synthèse des contraires, c'est en aspirant le Sud qu'elle a pu respirer librement. Juliette est une bête de scène, elle fait partie des rares qui ont l'essentiel : la présence. Et pour notre bonheur, ell n'a pas que cela, mais du talent. Dans son spectacle présenté aux Folies Bergères, Juliette interprète, sur un canapé, avec une grande économie de gestes et d'effets, Les dessous chics. Hommage à Gainsbourg. Vous connaissez évidemment mais écoutez.
Nous sommes en début de semaine, vous avez peut être l'impression que les jours à venir risquent de ressembler aux jours passés. Que le quotidien se répète à l'infini et que l'éternel retour nietzschéen n'est jamais que l'installation de la banalité. Et puis voilà Juliette qui nous montre ce que l'on peut faire avec quelque chose de déjà vu, déjà entendu, déjà connu. Sans effet, sans artifices, sans prétention, mais avec conviction, engagement et implication personnelle, dans une grande simplicité, Juliette nous livre une version des Dessous chics qui rétablit le mot réenchanter. Chanter de nouveau, repeindre avec des couleurs, réinventer à chaque instant, voilà un beau programme pour la semaine. Et ensuite ? et bien puisque nous avons commencé en Musique, concluons avec celle de Casanova : "Si le plaisir existe, et si l'on ne peut en jouir qu'en vie, alors la vie est un bonheur". Bonne semaine à tous.
00:15 Publié dans DES IDEES COMME CA, FRAGMENTS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : juliette, folies bergères, chanson, casanova, littérature
19/03/2011
Chronique de week-end : l'énigme de la tempête
Peu d'oeuvres ont suscité autant d'interrogations, de recherches, de commentaires, d'hyphothèses, d'approximation. Et peu d'oeuvres ont montré une telle résistance aux assauts de l'interprétation. La tempête de Giorgione n'est pas prête de livrer ses secrets, ni même de nous annoncer qu'elle n'en recèle guère.
Quel sens donner à cette peinture : Tableau alchimique présentant l'eau, l'air, la terre et le feu ? allégorie de la condition humaine après l'expulsion du paradis d'Adam et Eve ? représentation archétypique de l'homme et de la femme, du guerrier et de la mère, de la puissance et de la charité ? panthéisme forcené dans lesquels les sujets ne sont que l'expression de forces qui les dépassent ? scène de genre à laquelle on prête trop et qui ne fait que rendre l'atmosphère sereine et le potentiel orageux de la passion amoureuse ? accumulation de symboles phalliques (la lance, les colonnes, le caleçon bombé, le jaillissement de l'éclair...) mis en regard d'éléments plus féminins (la source d'eau, la maternité, le sein,...) dans une de ces oppositions duales dont l'Occident a le goût ? simple exercice de style ? amusement du peintre qui se réjouit déjà des siècles d'interrogation qu'il va susciter ? synthèse absolue de l'histoire de la peinture jusque là ?
Giorgione - La Tempête - 1507
Le propre du tableau énigmatique et que plus vous le cotoyez, plus il vous est familier, plus la compréhension que vous en avez agit sur vous, et plus il apparaît évident que la seule résolution qui soit est de nature poétique. Ce qui signifie que le sens du tableau est autant dans le bleu des tempêtueux nuages que dans la pose nonchalante du jeune homme ou le regard inquiet et serein de la jeune femme. Ce regard paradoxal tourné vers celui qui regarde le tableau en est sans doute la clé. Le tableau est un collage, divinement assemblé. Toutes les contradictions de la vie y sont présentes et cessent de s'opposer. Elles composent une unité dont l'harmonie nous charme sans relâche. De la poésie pure, c'est-à-dire de la vérité : "La poésie est le réel absolu, plus il y a de poésie, plus il y a de vérité" (Novalis). Giorgione a donc peint en 1507 ce que Novalis écrira près de trois siècles plus tard. Rien d'étonnant donc à ce que la Tempête appartienne au genre des "poesie", genre créé par Giorgione lui-même. Il n'y a donc qu'un moyen de percer l'énigme : placez la Tempête en face de votre lit et laissez vous porter par le rêve en souriant.
14:53 Publié dans CHRONIQUE DE WEEK-END | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, tempête, giorgione, novalis, poésie, littérature, énigme
17/03/2011
Lâchez nous les émotions !
Louise Bourgeois psychologisait à outrance ses œuvres, alourdissant son travail mais rendant bien compte de la psychologisation permanente et totale de tout évènement qui nous guette. Si vous en doutez, penchons nous sur la redoutable trilogie qui apparaît dès que notre système émotif se trouve bousculé, je veux parler de l’émotion légitime, de la cellule psychologique et du travail de deuil.
En premier lieu « la cellule psychologique », la trop bien nommée. La cellule peut être une unité de base, elle peut également être un lieu d’enfermement. Si tel est le cas, on peut toujours supposer qu’il s’agit de livrer à cette cellule le traumatisme pour qu’il y soit enfermé et laisse les traumatisés vivre tranquillement. Mais si tel n’est pas le cas, on craindra que ce ne soit le traumatisé lui-même qui soit enfermé dans la cellule où il sera psychologiquement maintenu, pris dans la toile.
Louise Bourgeois - Araignée à la Tate Modern
En second lieu « l’émotion légitime ». Lorsque l’évènement suscite une émotion légitime, il est donc acquis que l’émotion est la bonne réaction, qu’elle est autorisée voire encouragée. Et que l’illégitime, c’est celui qui ne ressent rien et dans la foulée celui qui voudrait que l’on puisse aussi faire jouer la raison. Petite musique entendue récemment, où il faudrait surtout ne pas réfléchir au nucléaire à s'adonner sans retenue à la compassion.
En troisième lieu « Faire le deuil ». Signe d’une société mortifère (dans laquelle selon Michel Serres, le mot le plus régulièrement prononcé dans les journaux télévisés est « cadavre »), le deuil envahit l’espace et le droit lui-même n’y échappe pas. Ainsi, le procès n’est plus un moment d’expression de l’Etat de droit, et donc de confrontation des comportements à la règle, mais une catharsis, indispensable condition pour « faire le deuil », auxquelles les victimes ont droit. Et pendant l’instance, on guettera davantage si le coupable fait amende honorable et, summum de la tragédie judiciaire, s’il est capable de compassion, plutôt que de vérifier si les faits sont rigoureusement établis.
Commentant l’Etranger, Camus disait : «Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.». Nous y sommes.
Et puis franchement, la symbolique de l'araignée, c'est lourd non ?
00:09 Publié dans DES IDEES COMME CA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louise bourgeois, araignée, émotion, camus, littérature, procès, droit, michel serres, nucléaire, compassion
19/02/2011
Chronique de week-end : l'énigme de Lady Mrs
Pour cette chronique de week-end, détour par l'Amérique et par....Paris. En 1881, Edmund Charles Tarbell vient parfaire sa formation de peintre à Paris. Le procès de Mme Bovary, autrement dit Flaubert, s’est tenu en 1857. Sans doute les effluves du procès demeurent-elles, enserrées dans le corset de la société de la fin du 19ème siècle dont tous les lacets n’ont pas été défaits. Tarbell a donc a sa disposition tous les ingrédients pour peindre des portraits de femmes. D’autant qu’en 1882, et encore l’année suivante, il voyage en Italie, passage obligé pour qui veut peindre la féminité corps et âmes, Ingres en savait quelque chose. Peut être Tarbell a-t-il lu Stendhal lors de son séjour parisien.
L’air du temps, les influences, une histoire personnelle ? difficile de dire ce qui guida Tarbell dans le portrait de Mrs John Lawrence. Le degré de conscience de l’artiste sur son œuvre est toujours incertain. Reste qu’elle est là, qu’elle vous regarde et que vous ne savez pas si vous serez à la hauteur de ce regard.
Edmund Charles Tarbell - Mrs John Lawrence - 1912
Mrs John Lawrence n’a pas de nom, pas de prénom. Tout est emprunté à son époux. Comme l’indique le titre, l’existence sociale de cette femme est déterminée par celle de son mari. Il fallut aller jusqu’à l’arsenic pour que Mme Bovary devienne Emma. Lady Mrs, puisqu’il nous faut expulser un mari dont nous n’avons cure, n’a guère envie d’arsenic. Car sous l’ennui apparent, malgré la rigidité statuaire et statutaire de la pose, dans ses yeux d’écusette de noireuil, la vie furète et n’a pas dit son dernier mot. La main légère pourrait achever, si nécessaire, de vous rassurer. Cette femme-là méprise les conventions sans haine et se joue des apparences. C’est ce qui vous fascine dans ce portrait. Vous percevez la détermination associée à la légèreté, ce couple parfait qui souvent terrifie les hommes, encore plus lorsqu’il a élu domicile chez une femme qui les séduit. Voici donc l’épreuve qui est la vôtre. Accepter de vous laisser séduire par cette femme et son couple fétiche qu’elle porte en diadème et trouver votre bonheur dans la passion et le goût. Lady Mrs n’est redoutable que si l’on en a peur. Edmund Charles Tarbell savait-il tout ceci ? il nous permet en tout cas de l’apprendre.
08:51 Publié dans CHRONIQUE DE WEEK-END | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture, tarbell, flaubert, littérature, chronique, week-end, bovary, énigme
12/01/2011
Liberté d'Emmanuelle
Tirée des Essais, cette phrase de Montaigne : "C'est exister, ce n'est pas vivre que de se tenir attaché et lié nécessairement à une seule façon d'être". Et de compléter : "Les plus belles âmes sont celles qui ont le plus de variété et de souplesse...ce n'est pas être maître de soi, c'est en être esclave, que de se suivre sans cesse et d'être prisonnier de ses inclinations au point qu'on ne puisse s'en écarter, qu'on ne puisse les tordre pour les modifier."
Dans son film intitulé "Sylvia Kristel - Paris", Manon de Boer met en scène l'actrice néerlandaise pour un portrait qui évoque, de manière parcellaire et un peu décousue, avec des blancs à l'écran, l'arrivée à Paris de celle qui fut, à la fin des trente glorieuses, un des symboles de la liberté sexuelle. Trente ans plus tard, une femme nous regarde, parle, fume une cigarette, évoque une époque bien lointaine.
Manon de Boer - "Sylvia Kristel - Paris" - 2003
"Une expérience vécue n'est jamais stable" nous dit Marion de Boer. Et de fait tout portrait est toujours "a work in progress". Pas linéaire, comme le portrait de Sylvia Kristel avec son récit subjectif, ses blancs, ses silences, ses trous de mémoire, et ainsi se poursuit sans fin l'histoire vécue. Le film est l'histoire d'une impossibilité à rendre compte de la totalité d'une personne, même si le portrait réalisé par Irina Ionesco s'approche de ce que pourrait être, à un instant, la vérité de l'être.
Irina Ionesco - Sylvia Kristel - 1978
La liberté de Sylvia Kristel, et la notre, ce n'est pas la liberté de moeurs d'Emmanuelle, c'est la liberté de rester Sylvia Kristel et de n'entretenir que de lointains rapports avec Emmanuelle tout en restant définitivement celle qui devint un mythe. Montaigne à nouveau pour terminer, qui aimait citer et qui nous propose cette phrase de Caton l'Ancien : "Il avait l'esprit si souple pour se plier également à toutes occupations que, quelle que fût celle qu'il prît, on aurait dit qu'il était né uniquement pour elle".
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30/08/2010
Clefs et serrures
Dans un livre intitulé "Des clefs et des serrures", Michel Tournier écrit : "La serrure évoque une idée de fermeture, la clef un gest d'ouverture. Chacune constitue un appel, une vocation, mais dans des sens tout opposés. Une serrure sans clef, c'est un secret à percer, une obscurité à élucider, une inscription à déchiffrer. Il y a des hommes-serrures dont le caractère est fait de patience, d'obstination, de sédentarité. Ce sont des adultes qui jurent : "Nous ne partirons pas d'ici avant d'avoir compris !". Mais une clef sans serrure, c'est une invitation au voyage. Qui possède une clef sans serrure ne doit pas rester les deux pieds dans le même sabot. Il doit courir les continents et les mers, sa clef à la main, l'essayant sur tout ce qui a figure de serrure. A quoi cela sert-il ? demande à tout moment l'enfant persuadé que chaque objet est une clé que justifie une serrure".
Tournier propose également une classification. Serrures : le visage humain, le livre, la femme, chaque pays étranger, chaque oeuvre d'art, les constellations, le ciel. On pourrait ajouter, tous les lieux, les organisations, les situations, etc. Clefs : les armes, l'argent, l'homme, les moyens de transport, les instruments de musique, les outils. Ajoutons : l'éducation, la formation, le jeu, la pédagogie, la compétence, tous les modes et moyens d'action en général.
Pour un lundi, de rentrée pour beaucoup de surcroît, faisons l'inventaire des clés qui sont en notre possession et des serrures que nous comptons bien ouvrir. Dis moi quelles sont les clés que tu as accrochées à ton trousseau et les serrures qui t'obsèdent, je te dirai qui tu es. Une fois l'inventaire réalisé, nous constatons que le seul moyen de savoir si une clé est adaptée à une serrure est de la faire jouer. Bonne semaine.
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06/08/2010
Regarder, voir
L'apologue zen est rapporté par André Breton dans Signe Ascendant (1947) : "Par bonté bouddhique, Bashô modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï cruel composé par son humoristique disciple Kikakou. Celui-ci ayant dit : "Une libellule rouge - arrachez-lui les ailes - un piment", Bashô y substitua : "Un piment - mettez lui des ailes- une libellule rouge". Il appartient à chacun de nous de se façonner un regard qui voit des piments dans les libellules ou des libellules dans les piments.
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