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20/06/2012

Le poids du téléphone

Il travaille dans une de ces entreprises du CAC 40 qui figure régulièrement en tête des enquêtes sur les entreprises dans lesquelles on aimerait travailler. Il a des responsabilités importantes, un attachement fort à l'entreprise, au travail, au business. Et il sort en souriant un étrange objet de sa poche, qu'il me montre en me disant : "Mes enfants se foutent de moi lorsqu'ils voient avec quoi je travaille". L'objet est un modèle de téléphone portable qui est au Blackberry ou à l'Iphone ce que les dinosaures sont aux oiseaux, un ancêtre très lointain.

"C'est ton téléphone professionnel ?

- Oui, je viens d'informer mon boss et mes collègues que je souhaitai avoir un téléphone qui ne me serve qu'à téléphoner et j'ai trouvé ce modèle, il est un peu lourd mais au moins il n'a pas d'autre fonction que le téléphone ;

- tu fais une allergie à la modernité ? un coup  de blues ? une nostalgie soudaine devant le temps qui passe ? ou tu essaies de voir si ce petit engin peut servir de machine à remonter le temps ?

- non, j'ai juste souhaité débrancher.

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Eugène Gabritschevsky - Ce qui nous retient

- tu expérimentes le droit à la déconnection ?

- ce n'est plus une question de droit mais de santé. Plus de mail à traiter le dimanche pendant le repas familial, plus de relance étonnée qu'un message envoyé à 23 heures n'ait pas eu de réponse dans le quart d'heure, plus d'arrêt sur la route des vacances pour participer à une conf'call, plus de bruits d'oiseaux chaque fois qu'un mail ou un texto arrive, et de toute façon avec cet engin cela prend 20 minutes pour taper deux lignes donc je n'en envoie plus...

- tu fais ça depuis longtemps ?

- trois mois, depuis que j'ai changé de manager et que j'ai pu aborder cette question avec lui, ce qui n'était pas possible avec le précédent ?

- et ça va ?

- à ton avis ?

- à voir ton sourire, j'en conclus qu'il y a un créneau pour les téléphones rétros qui ne font que téléphone

- t'as raison, parce que dans tout ça il y a quand même une chose qui m'embête : il est un peu lourd."

23/03/2012

Les mails du vendredi soir

J'aime beaucoup les mails du vendredi soir. Après le déjeuner, la boîte mail s'assoupit en une douce léthargie annonciatrice du week-end. Un ralentissement progressif du rythme, comme pour reprendre son souffle avant de changer d'activité. Et puis, sur le coup de 17h, ils commencent à apparaître. Timidement pour les premiers, comme en s'excusant de déranger ou de venir si tard. Volontairement pour les suivants,  pour bien montrer que l'on était dans la todolist et que le pari de tout solder avant la fin de semaine est tenu. Fiévreusement, pour les plus tardifs, quand l'on sent qu'il n'est qu'un parmi les dizaines que l'expéditeur se fait fort d'envoyer dans les minutes qui suivent. Et puis passé la fin d'après-midi, arrivent ceux pour qui plus rien ne presse. Ce n'est plus l'urgence qui guide l'action mais le plaisir du temps retrouvé et de celui à venir.

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Marie Toravel - Le train sifflera trois fois

Vos correspondants se situent dans cet entretemps qui a le charme des failles et des interstices. Ils ont échappé à la contrainte, trouvé leur rythme et ils prennent le temps de vous écrire. Les messages sont plus amples, la personnalité plus présente, le rapport au temps qui se ferme et à celui que l'on va ouvrir plus affirmé. Ils ont le goût des départs avec leur part d'inconnu enserré dans des formules qui ne trouvent habituellement pas leur place dans la correspondance. Ils ne sont pas faits que de mots mais traversés de rêveries, de vent, d'océan et d'envie. Ils ne vous envahissent pas, ils vous témoignent simplement le plaisir que peut être l'autre. J'aime beaucoup les mails du vendredi soir.

22/12/2011

Fête du personnel

C'est le premier du genre, sans doute pas le dernier. Il s'agit d'un message, écrit en gros, en bas du mail de mon interlocuteur, qui dit ceci : "En application de l'accord vie privée vie professionnelle, mes mails envoyés le soir ou le week-end n'appellent pas de réponse immédiate". Voilà une traduction de la lutte contre l'évaporation des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle. La lutte n'est pourtant pas simple, car s'il y a du professionnel dans la vie personnelle, il y a également du personnel dans la vie professionnelle, l'individu ne se résumant jamais exclusivement à sa qualité de salarié.

Vu sous l'angle juridique, la mention règle une question, mais en pose une autre. Ce qui est réglé par la mention du "non urgent", c'est que l'envoi d'un mail ne saurait valoir interpellation et prescription de la part de l'entreprise. Que le salarié reçoive un mail pendant le week-end auquel il répondra lundi n'est pas un problème juridique. C'en est un si le mail arrive sans cette réserve puisqu'il prouve la sollicitation de l'employeur sur un temps non travaillé. Le salarié n'a donc pas à rester en veille et le mail n'attente pas à son repos.

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Sentinelle devant une banque de la Havane - Décembre 1962

Par contre, que dire de l'envoi du mail sur des plages qui, normalement ne devraient pas être travaillées ? qu'il n'est juridiquement possible que pour des salariés qui disposent d'une liberté d'organisation de leur temps de travail. Donc les salariés en forfait jours et les cadres dirigeants. Pour les autres, un tel envoi constaterait un travail en dehors des plages rémunérées. Travail volontaire pourrait arguer l'entreprise ? ce serait oublier que l'arroseur peut parfois être l'arrosé. Disposant du droit et de la possibilité technique de lire les mails des collaborateurs, l'entreprise ne peut considérer qu'elle n'est pas au courant des mails qui s'échangent à des horaires indus. Et elle devrait le gérer. Seuls les salariés dotés d'une autonomie sur l'organisation de leur temps sont donc susceptibles d'avoir recours à la formule. Non sans limite puisqu'il faut rappeler que si le forfait jour peut inclure une partie de la soirée, ce même forfait n'est pas un forfait nuit ni un forfait week-end. La tentative était méritoire, pas certain qu'elle constitue une garantie juridique absolue, au contraire. Juste le rappel que le droit est souvent inopérant lorsqu'il ne correspond pas à la réalité.

 

NB : Cette chronique qui essaie d'insinuer habilement qu'aujourd'hui est date de jour de fête n'appelle aucun témoignage de félicitation immédiat.

26/10/2011

La lettre, le mail et le sms

Nul ne percera jamais le mystère du billet que la servante remet à sa maîtresse. Toutes les conjectures n'y feront rien, tous les possibles se briseront sur la mince feuille de papier pliée. Peut être Vermeer lui-même n'en sait-il pas plus que nous. Il a sans doute tenté de déchiffrer ces visages qu'il peignait avec cette application tenace qui caractérise les flamands. Je parierai volontiers sur l'échec de sa tentative, qui consacre la réussite du tableau. Jamais la lettre remise ne livrera son secret. Ainsi, la vie privée méritait-elle son nom avant que ne surgisse la technologie.

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Johannes Vermeer - Maîtresse et servante - 1667

On ne compte plus les salariés licenciés pour avoir manqué de la plus élémentaire conscience de leur époque en oubliant que tout l'internet était traçable et que les mails, présumés professionnels, n'étaient pas des billets  relevant de la vie privée mais des écrits de la sphère professionnelle qui n'échappent pas au contrôle de l'employeur. Un salarié vient de constater à ses dépens qu'il en est de même des SMS envoyés depuis son téléphone professionnel qui, faute d'avoir été effacés sitôt qu'envoyés, ont révélé à l'employeur les intentions coupables du salarié, en l'occurence "faire couler la boîte". Les juges, dans une décision du 28 septembre 2011, voir ici, ont rappelé au salarié victime de la fracture technologique, toute la différence qu'il y avait entre un SMS envoyé à un collègue depuis un téléphone professionnel, et les billets remis en main propre sans mention de l'expéditeur. Le salarié aura ainsi appris à ses dépens que le secret d'un SMS est de bien courte durée, alors qu'il y a près de trois siècles et demi que le mystère du billet de Vermeer demeure.

30/03/2011

Un léger doute

Au plan des principes, les solutions sont imparables. Logiques en droit, cohérentes dans le raisonnement, juridiquement argumentées, les décisions adoptées par la Cour de cassation dans une série d'arrêts en date du 2 février 2011 s'inscrivent de surcroît dans le droit fil de décisions antérieures. Rigueur et constance sont au rendez-vous. De quoi s'agit-il ? du licenciement d'un salarié d'un casino sur la base d'enregistrements vidéos de ses agissements par les caméras fonctionnant en permanence dans l'établissement ou encore du licenciement pour faute grave d'un salarié qui tient des propos injurieux à l'encontre de son employeur dans le cadre d'un échange par mail avec un collègue ou encore d'un mail envoyé par un salarié à son épouse avec quelques remarques peu amènes pour l'employeur, auquel le mail est transféré par erreur.

Dans tous les cas, les principes sont respectés : le salarié était informé de la présence des caméras, les mails ont été écrit sur le lieu de travail, pendant le travail avec un matériel professionnel et ils n'étaient pas identifiés comme personnel. Rien à redire donc. Et pourtant, un léger doute. Le sentiment diffus, mais tenace, que tout ceci n'est pas satisfaisant et que le droit est un pudique paravent masquant une société de la surveillance, de la traçabilité, du contrôle permanent, du mythe de la transparence où chacun pourrait avoir accès à tout ce qui s'échange, se dit, s'écrit, se fait. Un monde sans répit et sans repos. Un monde inhumain donc.

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Filmé en permanence, lu dans tous ses échanges, tracé dans ses circulations sur le net, géolocalisé dans son véhicule, écouté dans ses conversations téléphoniques, le salarié est dans la position du prisonnier dont on éteint jamais la lumière dans sa cellule. Observable à tout moment, il perd sa vie privée et ne peut que déchoir de sa condition. Comparaison trop sévère, excessive, caricaturale ? peut être. Mais il fut un temps où le débat, y compris juridique, portait sur le salarié citoyen dans l'entreprise et où la liberté était conçue comme une autonomisation de chacun au profit de tous. Que le débat s'exerce aujourd'hui sur le terrain du contrôle permanent des salariés sans que le juge ne se prononce en référence à ces principes de citoyenneté dans l'entreprise, de vie personnelle qui peut être présente au travail et de la folie qui consiste à exiger une transparence totale des individus n'est pas bon signe. En être réduit à conseiller aux salariés de gratifier leurs mails d'un énorme MESSAGE PERSONNEL est une défaite de l'éthique et des relations entre les individus. Car elle consacre la bascule irréversible dans un monde de défiance, ou chacun est suspect par principe et doit se méfier de tous. Une société policière donc. On souhaiterait, pour qu'il n'en soit pas ainsi, que le juge se souvienne qu'il est le garant des libertés et que les entreprises prennent quelques engagements dans le domaine sans que le droit n'ait besoin de les y contraindre. Et sur la possibilité que les choses évoluent en  ce sens, on aimerait ne pas avoir un léger doute.

28/10/2010

Quand les RH font peur

Le mail de la DRH est plutôt attentionné. Adressé à tous les salariés de plus de 45 ans, il  leur propose un entretien professionnel pour faire un point sur leur carrière et leurs compétences et les informer de leurs possibilités d'orientation et/ou de formation. Il est précisé qu'il s' inscrit dans le cadre de l'accord sur l'emploi des seniors. Il est proposé au salarié de choisir entre un entretien réalisé par le service RH ou avec un consultant externe, le contenu étant le même dans tous les cas. Il aurait pu être précisé que cet entretien n'était que la mise en oeuvre de l'obligation légale posée par la loi du 24 novembre 2009 de réaliser avec tous les salariés de 45 ans et plus un entretien de seconde partie de carrière. Bref, une obligation que l'entreprise s'apprête à mettre en place en bon élève. Sans avoir anticipé la panique que le mail déclencha chez certains collaborateurs. Pourquoi moi ? pourquoi un point sur ma carrière ? pourquoi parler de mes compétences ? que me veut la DRH ? on veut me virer ? et les managers d'éteindre le feu innocemment allumé par les ressources humaines. Quand vous rêvez de votre DRH (mais si, mais si...), c'est un rêve ou un cauchemar ?

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Johann Heinrich Fussli - Le cauchemar - 1871

La réaction des salariés n'est pas particulièrement à mettre sur le compte du climat d'entreprise. La société va bien, elle est en croissance, il n'y a jamais eu de réduction d'effectifs, et le turn-over n'est pas une objectif en soi. Plutôt jeune, elle a de manière récente fait une plus large place à des profils de seniors avec un niveau d'expérience et d'expertise élevé. Très peu de raisons internes donc d'avoir peur. Il faut sans doute y voir une crainte plus large, plus diffuse, liée à des années de politiques RH en direction des seniors, dont on ne s'occupait que pour s'en séparer, et peut être aussi d'image des bilans de compétences ou entretiens de carrières, jamais si développés que pour accompagner les départs. Bref, ce que la DRH n'avait pas anticipé c'est que proposer un bilan aux seniors à l'aune des pratiques passées ce n'est pas une bonne nouvelle. Et que pour une telle nouveauté, le canal du mail était peut être insuffisant.

Le second enseignement de l'histoire est qu'il ne faut jamais présumer le bonheur d'autrui et surtout pas en fonction du notre. A défaut, on retombe dans la RH magique, celle qui pétrie de bonnes intentions déclenche des réactions de défiance ou de rejet chez les salariés. Quel métier !