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03/08/2015

Les miroirs de Rothko

A droite de la grande allée d'un quartier résidentiel de Houston, on ne peut parler de banlieue pour les villes qui n'ont pas de centre, apparaît la maigre pancarte de béton posée à même la pelouse. Nous sommes bien à la Rothko Chapel, objet de cette venue dans le Sud extrême des Etats-Unis. Ces oeuvres qui paraissaient si lointaines, et si inaccessibles, sont maintenant toutes proches. La chaleur est sèche, enveloppante, bienveillante et toute en retenue. A l'unisson. 

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En janvier 2009, l'exposition Rothko à la Tate Modern de Londres avait été un choc phénoménal. Jamais je n'avais senti à ce point la peinture m'envahir physiquement, émotionnellement, corporellement, esthétiquement qu'au moment où je suis entré dans la grande salle contenant les peintures destinées au Seagram Restaurant, que Rothko avait finalement refusé de vendre et dont il a fait don à la Tate Gallery. Cette année encore, revoir ces toiles a provoqué un bouleversement profond. Comme l'exposition présentée l'année dernière à La Haye et comme ces quatre toiles composant la Rothko room, découvertes cette semaine à Washington. Les toiles de Rothko ont cette faculté de vous faire vibrer avec elles et de vous saisir intégralement. C'est dire si devant la porte de la chapelle, spécialement conçue pour accueillir 14 toiles du peintre, l'excitation est présente. 

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Et à l'intérieur, surprise. Pas de couleurs rouges, jaunes, ocres, bleues ou oranges. Sur les murs, 7 grandes toiles noires encadrées d'un pourpre profond et 7 violets mats aux variations infinies. Mais surtout, pas de vibrations, éteintes par le noir, totalement plat, totalement opaque et qui ne s'ouvre pas sur des horizons infinis, comme le font si souvent les toiles de Rothko. Un noir radical, fini, arrêté, brut, définitif. Et puis les 7 violets sur lesquels le regard se concentre. Au centre d'un triptyque, la toile monochrome à des reflets qui racontent toute l'histoire de la peinture italienne : dans la monochromie verticale se dessinent la création du monde de Michel-Ange, l'Annonciation de Fra Angelico, les madones de Giotto et toutes les peintures religieuses de toute l'Italie. Alors que la Chapelle est sans doute le seul endroit où la majorité des visiteurs ferme les yeux pour mieux ressentir les peintures (les caustiques pourraient en conclure que fermer les yeux devant les peintures est bien la preuve qu'il n'y a rien à voir), c'est en les fixant que l'on voit défiler les maîtres italiens. 

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Alors on se tourne vers les autres grands violets et l'on découvre les maîtres chinois, les paysagistes japonais, les encres de Victor Hugo et toute la clique de ceux qui ont décidé un jour que leur vie se jouerait devant la toile. Et puis l'on revient vers les noirs. Et cette lumière venue du toit ajouré qui se pose durement sur le haut des toiles, les éclaircissant d'une manière surprenante lorsque l'on se souvient que pour Rothko le sombre doit être en haut. Et comme Rothko a tout contrôlé dans la création de la Chapelle, venant à bout de la patience de l'architecte, on se demande pourquoi il a laissé filtrer une lumière si forte, alors qu'il n'avait de cesse de baigner ses toiles dans la quasi-pénombre. Et ressurgissent les annonciations, élévations, résurrections et autres échanges entre le divin et le terrestre. La lumière éclaircit le noir qui devient lumière et l'on se demande si Rothko n'a pas réussi à atteindre ce point surréaliste livré par André Breton dans le second manifeste : "Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.". Dans la chapelle Rothko, on peut voir ce point. 

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En ressortant, devant le Broken Obelisk de Barnett Newman, on se dit que le Dalaï-Lama, Desmond Tutu et tous les visiteurs religieux de la Chapelle, se foutent le doigt dans l'oeil. Et pourtant, il n'est pas question de discuter la sincérité de ceux qui vivent une expérience mystique dans la Chapelle, qui sont émus aux larmes ou qui en ressortent transfigurés. Et pour ma part, il est certain qu'il y aura un avant et après Chapelle dans la manière de regarder la peinture. Mais ce que l'on peut voir ici c'est l'extraordinaire récit de la condition de l'homme dans l'histoire, telle que les peintres ont tenté d'en rendre compte au fil des siècles. Et ce combat là, il est autant physique qu'intellectuel. Mais vous l'aurez compris, dans la Chapelle de Rothko, comme ceux qui lèvent le voile d'Isis ne voient que leur propre image, on peut faire l'expérience de se trouver pleinement face à soi-même. Chacun à sa manière. 

09/08/2014

La peinture aux anges

Dans la ville du cinéma, des séries TV, de l'entertainment et des paillettes, dans la ville sans fin qui n'a pas de centre, au détour de ces rues qui ressemblent à des rues de banlieues de villes américaines, il est possible de rencontrer d'incroyables peintures. Au Lacma tout d'abord, qui présentait cet été une magnifique exposition intitulée "De Van Gogh à Kandiinsky" et montrait comment l'Europe existait bien avant qu'elle ne devienne un marché commun. Mais c'est la collection permanente qui procura malgré tout les plus fortes sensations. 

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De Kooning - Montauk Highway - 1958

Difficile de trouver un peintre qui mette autant de vitesse, d'énergie, de mouvement, de rapidité et de force dans une peinture. Le grand hollandais discret était en cela un vrai américain. Tout le corps tourné vers l'action et une seule réponse aux sempiternelles questions humaines : peins !

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Rothko - White center - 1957

Avec Rothko, c'est différent. On entre littéralement dans la toile qui vous absorbe physiquement, mentalement, musicalement, corporellement. S'obstinant à vouloir peindre ce qui n'existe pas, l'âme humaine, Rothko ne pouvait qu'échouer. Mais c'est aussi celui qui a le mieux réussi. 

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André Masson - Le vertige du héros

Masson, c'est l'enfance de l'art. Le théâtre grec, les rêves d'ailleurs, la fulgurance, l'immédiateté, l'air de l'eau, la nature et la culture entremêlés, l'eros triomphant, sont dans sa palette. Comme toujours, et quelle que puisse être l'âpreté du thème traité, Masson lance ses couleurs sur la toile comme un hymne permanent à la joie de vivre. Et pour terminer d'étourdir celui qui regarde, il y a cette salle aux 13 Picasso qui témoignent de l'impossible créativité du génie espagnol. 

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Après le Lacma, on peut se rendre au-dessus des Hills de Beverly, au Getty Center et à son incroyable musée. Que faire de sa fortune acquise avec des bidons de pétrole ? acheter des oeuvres d'art, faire construire un musée entouré de terrasses sur les flancs de Los Angeles et en livrer l'accès au public (l'entrée est gratuite). Et donner l'occasion aux angelinos, et aux autres, d'admirer la peinture flamboyante de Gustave Moreau, mais aussi de Watteau, Fragonard, Goya, Tiepolo, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Manet et d'autres. 

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Gustave Moreau - Automne - 1872

Dans le Getty Museum, pas de peinture moderne. Les peintres sont ceux d'autrefois. Seule la partie consacrée à la photo fait une place aux modernes et aux contemporains. Une manière de s'ouvrir à d'autres formes de créativité. 

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08/05/2013

Voir

Ce n’est pas parce que le baccalauréat approche qu’il faut succomber aux tartes à la crème des sujets (ne devrait-on pas dire objets d’ailleurs ?) de philosophie. Pas de discussion donc à partir de l’éculé « l’art imite-t-il la nature ? » ni de son plaisant inversé, nous voulons parler de la formule d’Oscar Wilde « la nature imite l’art ».

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Bornons nous ici à constater que la réponse à ces questions, et à bien d’autres, est dans le regard. Notre manière de voir, d’observer, nous définit mieux que de longs discours.

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Voir, regarder, observer, c’est une question d’échelle, de catégorie, de représentation, de mode d’appréhension du réel, du symbolique et de l’imaginaire, coucou Lacan.

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Mais si l’on veut savoir ce qu’il y a véritablement dans une toile de Rothko, et donc la raison pour laquelle ce peintre consacra la plus grande partie de sa vie à enduire des toiles de grandes surfaces colorées, les traces de voyage, de temps et de poésie prélevées sur une épave de bateau sont les bienvenues.

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Le regard, où la manière dont chacun d’entre nous appréhende les ombres et lumières du monde auquel il appartient.

31/07/2012

Faire abstraction

C'est en Angleterre, lors d'une visite à la National Gallery, qu'est véritablement né mon goût pour la peinture abstraite. Pourquoi ? parce qu'à côté d'une toile, il y avait un petit panneau qui expliquait que la peinture abstraite se regardait comme de la musique s'écoute. Grâce à cette clé, j'ai pu entrer dans quelques toiles et puis beaucoup d'autres. Du coup, lorsque j'ai découvert que les musiciens parlaient de la "couleur" d'un orchestre pour traduire sa manière de jouer, cela ne m'a qu'a moitié surpris. La musique est par nature une abstraction et il n'est guère surprenant que la vibration des couleurs lui soit familière. Et cette vibration est, au moins pour les oeuvres majeures, un chemin qui mène vers la lumière. Illustration avec quelques unes des oeuvres de la magnifique collection de l'Institute of Art de Chicago.

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Dans cette peinture de la Vallée d'Aoste par Turner, le panthéisme doit sa puissance à la fusion lumineuse des trois éléments : l'air, la terre et l'eau. Sous le paysage toujours présent, l'abstraction lyrique pointe les poils de sa brosse.

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Dans le chef d'oeuvre de Seurat, Un dimanche à la Grande Jatte, le pointillisme est, avant l'heure, une pixelisation de l'image ramenée à des points de lumière qui composent la scène. Si l'on s'éloigne, zoom arrière, l'image gagne en netteté et les petits points disparaissent. Si l'on se rapproche, zoom avant, la toile n'est qu'une infinité de touches, comme le corps humain se réduit à des atomes selon la distance à laquelle on l'observe.

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Cette décomposition de la lumière, Cézanne, ici avec Les baigneuses, et Matisse, avec son Géranium, y travaillèrent toute leur vie. Avec joie souvent, obstination toujours, acharnement fréquemment.

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Puis vint le temps de la radicalité. Celui où le mouvement devait l'emporter définitivement sur le motif et la couleur se tenir toute entière devant vous. Non pas comme une décomposition progressive mais au contraire comme un ensemble cohérent. Comment en peignant avec cette vitesse et cette énergie De Kooning parvient-il à une composition totalement cohérente, équilibrée et fascinante ? ici ce n'est plus la musique de chambre de Matisse, mais une symphonie proche de Turner. Vous avez devant vous, en musique, l'histoire du XXème siècle qui vous est présentée.

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Difficile de faire mieux en matière de déconstruction/reconstruction. Ce n'est pas un hasard si c'est un hollandais passé par Paris qui y parvint à New-York, à l'image de la French Théory qui traversa l'Atlantique et marqua profondément la recherche et la pensée américaine en sciences humaines. Dès lors, il fallait repasser par la technique pour essayer d'aller au-delà. Ce que fit Gerard Richter (dont on peut apprécier le travail à Beaubourg cet été) en retravaillant la matière et la lumière, toujours.

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Mais celui qui parvient sans doute à aller le plus loin, jusqu'à y laisser sa vie même, ce fût Rothko dont les oeuvres sont des sirènes : le sourd ne risque rien, mais gare à celui qui entend la musique qui l'absorbera dans la toile. Car il n'aura ensuite de cesse de retrouver cette extase et fera projet de s'installer un jour au centre de la Chapelle Rothko, à Houston, pour écouter encore et toujours les sirènes. De tout le reste, il aura fait abstraction.

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09/02/2009

L'intellectuel et le charnel

Il ne paie pas de mine avec son crâne dégarni, ses lunettes cerclées, son costume pied de poule ou ses débardeurs ternes, sa silhouette un peu épaisse, un peu voûté, mal à l’aise manifestement avec son corps, l’air toujours absent, s’excusant d’être-là, et d’ailleurs y est-il vraiment ?
le regard exprime davantage l’irréalité que l’incarnation. Mark Rothko, sur les quelques photos que l’on connaît de lui, est un absent surpris par l’objectif qu’il semble ne pas comprendre. Cet homme a-t-il véritablement existé ? ses toiles le prouveraient, quelques écrits aussi, pour le reste, l’homme qui nous regarde ou regarde ses toiles est très improbable. Lui-même semble tellement douter de son existence qu’il nous est difficile de nous en convaincre.

 

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Rothko - Rouge sur brun -

 

Et pourtant…La Tate Gallery, à Londres, a présenté une exceptionnelle exposition Rothko qui s’est achevé le 2 février dernier. Les œuvres présentées étaient celles de la dernière période : couleurs mates, sombres, pleines de brun, de marron, de noir, de mauve et de pourpre. Et pourtant que de lumière, et pourtant que de vibrations, et pourtant quelle autre exposition ou peinture pourrait à ce point bouleverser le corps d’émotions inconnues ? quel peintre peut vous faire autant ressentir de manière immédiate, vous émouvoir aux larmes sans que vous ne compreniez vous-même pourquoi ? Le calme revenu, on se dit que Rothko le désincarné, Rothko l’intellectuel a du mener un combat physique extraordinaire avec un courage exemplaire pour parvenir à peindre ces grandes toiles qui vous absorbent et vous portent au-delà de vous-même. Ce combat physique, auquel nul n’a assisté, est le témoignage le plus évident que Rothko était avant tout un corps au travail, une incarnation magnifique et une faille dans l’espace-temps. Contrairement à toute apparence, Rothko était un athlète de la peinture qui jouait sa vie sur chaque toile. On sait ce qu’il advint mais toute une vie ne peut être relue à l’aune du dernier geste.

 

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Rothko - Sans titre - (Seagram murals)

En regardant Rothko et ses toiles, souvenons-nous vraiment que l’apparence ne dit rien de la vérité d’un être, mais surtout que tout individu porte en lui des contraires et que sa vérité est moins dans le choix qu’il fait entre ses contraires que dans la dynamique qu’il sait créer entre eux. Le recruteur et le manager se rappelleront que les potentialités inverses existent chez tout individu et qu’il importe moins de repérer ces potentialités que d’envisager la manière dont elles se relancent entre elles. La pensée et le geste ne s’opposaient pas chez Rothko mais se dynamisaient l’un l’autre. Cherchons et préservons cette dynamique.

25/12/2008

Cadeau

En ce jour de Noël, en guise de cadeau un tableau de Rothko pour rappeler qu'il vous reste jusqu'au 1er février 2009 pour vous rendre à la Tate Gallery de Londres et entrer dans les superbes compositions chromatiques de Rothko.

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Rothko - Sans Titre - 1969

Elles pourront vous rappeler qu'il est possible de s'immerger dans la peinture comme dans la musique. Elles pourraient également rappeler le mur de Léonard de Vinci : Leonardo de Vinci conseille au peintre d’observer les nuages, la boue, les cendres dans un foyer, les taches sur des murs, car ce sont ces choses là qui  "poussent l’esprit vers de nouvelles découvertes". En ce jour de Noël, mais les autres aussi, les toiles de Rothko nous invitent à de nouvelles découvertes.

06/08/2008

Le blog en vacances : Voyelles

I rouge

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Rothko : « Quand un spectateur pleure devant un de mes tableaux, il éprouve la même sensation religieuse que j'ai eue en le peignant »