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23/02/2016

P comme....PROFESSIONNALISATION

Défie toi du bœuf par devant, de la mule par derrière

et du moine de tous côtés (Miguel de Cervantes)

 Le cuisinier Ting dépeçait un beuf pour le prince Wen-houei.

On entendait des « houa » quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arqueboutée, du genou l’immobilisait un instant.

On entendait des « houo » quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.

-C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !Le cuisinier posa son couteau et répondit :

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Beauté du geste (Catherine Huppey) 

Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du boeuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. (…)Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un « houo » léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau. (…)

Tchouang Tseu (Traduction : Jean-François Billeter)

29/08/2013

La parole est à...

Inaugurons une nouvelle rubrique : La parole est à... qui évite de tenter de répéter ce que d'autres ont déjà beaucoup mieux formulé. Pour la première, ne lésinons pas et voyons avec Tchouang-Tseu, dans une traduction de Jean-François Billeter, pourquoi l'enseignant ne transmet pas mais peut éventuellement faire acquérir.

Le duc Houan lisait dans la salle, le charron Pien taillait une roue en bas des marches. Le charron posa son ciseau et son maillet, monta les marches et demanda au duc :

-Puis-je vous demander ce que vous lisez ?

-Les paroles des grands hommes, répondit le duc.

-Sont-ils encore en vie ?

-Non, ils sont morts.

-Alors ce que vous lisez là, ce sont les déjections des Anciens !

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-Comment un charron ose-t-il discuter ce que je lis ? répliqua le duc ; si tu as une explication, je te ferai grâce ; sinon, tu mourras !

- J’en juge d’après mon expérience, répondit le charron. Quand je taille une roue et que j’attaque trop doucement, mon coup ne mord pas. Quand j’attaque trop fort, il s’arrête (dans le bois). Entre force et douceur, la main trouve et l’esprit répond. Il y a là un tour que je ne puis transmettre par des mots, de sorte que je n’ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n’ont pu le recevoir de moi et que, passé la septantaine, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. Ce qu’ils ne pouvaient transmettre, les Anciens l’ont emporté dans la mort. Ce ne sont que leurs déjections que vous lisez là.

En conséquence de quoi, il est recommandé de se méfier des enseignants de tout poil qui vous disent, les yeux mouillés, que leur mission est de transmettre. Il n'est pas impossible, par contre, d'apporter son utile contribution aux acquisitions.

16/12/2010

Le boeuf, le nageur et l'opéra

La deuxième anecdote rapportée par Jean-François Billeter concerne un cuisinier qui explique comment il appris à découper un boeuf : "Quand j'ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n'en voyais que des parties. Aujourd'hui, je le trouve par l'esprit, sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n'interviennent plus, mon esprit agit comme il l'entend et suit lui-même les linéaments du boeuf". Voici donc trois phases dans l'apprentissage : la confrontation directe avec un problème dont on ne sait comment l'aborder, puis la connaissance analytique qui permet l'action raisonnée et enfin l'incorporation totale du geste qui fait que l'objet à disparu, que les parties n'existent plus et que l'acte de découper le boeuf prend une dimension nouvelle, bien au-delà de la matérialité de la découpe.

La troisième anecdote est le récit d'une rencontre. Celle de Confucius avec un homme qu'il croit voir se noyer dans de dangereux tourbillons d'un fleuve bouillonnant. Mais qui s'aperçoit qu'en fait l'homme nage là où personne ne se risquerait, puis sort tranquillement de l'eau pour se sécher. Confucius l'aborde :

- Quelle est votre méthode pour nager ainsi ?

- Je n'en ai pas. Je suis parti du donné, j'ai développé un naturel et j'ai atteint la nécessité ;

- Que voulez-vous dire ?

- Je suis né dans ces collines et je m'y suis senti chez moi : voilà le donné. J'ai grandi dans l'eau et je m'y suis peu à peu senti à l'aise : voilà le naturel. J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais : voilà la nécessité". Partir de ce qui est, travailler le naturel, agir de manière nécessaire, c'est-à-dire de manière spontanée car les gestes s'imposent de façon immédiate et naturelle. Au  bout de la nécessité, la liberté. Voilà pourquoi Matisse, lorsqu'il abandonne l'intention au geste qui imagine le dessin devient un peintre musicien dont on peut écouter les tableaux.

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Matisse - Dessin à la plume - 1936

Loin de la vision doloriste du travail, voici donc un cuisinier et un nageur qui progressent dans l'exercice de leur métier par l'incorporation toujours plus grande du geste juste qui ne sera trouvé que lorsque l'action peut s'exercer sans aucune intention. L'apprentissage de la liberté dans l'activité au profit de l'oeuvre créée, mais également du plaisir de celui qui l'accomplit. Ecoutons le cuisinier après qu'il ait terminé la découpe : "Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau". Voici un artisan qui est devenu le boeuf qu'il découpe et qui s'amuse de cette virtuosité légère qu'il a acquise. Etonnante Chine ? mais non. Voici Mozart : "Ma tête et mes mains sont tellement prises par le troisième acte qu'il n'y aurait rien de miraculeux si je devenais moi-même le troisième acte" et Rimbaud : "Je devins un opéra fabuleux".

Voici donc une bonne base de travail pour réformer véritablement la formation et l'emploi des jeunes. Rendez-vous au mois de mars pour voir le résultat du travail accompli par les partenaires sociaux et par l'Etat. On souhaite qu'ils puissent se redresser, regarder amusés et satisfaits autour d'eux et ranger leurs stylos après avoir conclu d'innovants accords qu'ils auront plaisir, et nous avec, à mettre en oeuvre.

15/12/2010

Pas de travail manuel, pas de transmission

Le début d'année verra s'ouvrir une négociation sur l'emploi des jeunes et les formations en alternance. Il sera question de professionnalisation, d'apprentissage, d'insertion, d'emploi et de quelques autres questions liées. Inévitablement, les confusions habituelles reparaîtront et l'on reparlera de revaloriser les métiers manuels, de formation pratique et théorique, de transmission aux plus jeunes, etc. Pour mettre un peu d'ordre dans ces réflexions, sollicitons Jean-François Billeter et ses "Leçons sur Tchouang-Tseu" dont on ne saurait que trop recommander la lecture (Editions Allia, 2002). Trois anecdotes sur l'enseignement sont rapportées. Dans la première un charron taille des roues malgré son âge. Il explique : "Quand je taille une roue et que j'attaque trop doucement, le coup ne mord pas. Quand j'attaque trop fort, il s'arrête dans le bois. Entre force et douceur, la main trouve et l'esprit répond. Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n'ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n'ont pu le recevoir de moi et que je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge". Henry Miller, vieux singe chinois, écoute avec attention la leçon au milieu de montagnes que sa main a tracé, nous livrant  les dispositions de son esprit.

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Henry Miller - Sans titre - 1940

Le charron livre deux enseignements. Le premier à destination des tenants du manuel et de l'intellectuel. Le tailleur de roue a la main qui cherche et l'esprit qui trouve. Allez lui expliquer que vous opposez la main et l'esprit et il vous regardera interloqué. Le second enseignement s'adresse à tous les formateurs, tuteurs et enseignants. L'apprentissage ne peut se transmettre par les mots, il ne peut non plus résulter uniquement de l'exemple. L'apprentissage suppose une acquisition personnelle, singulière, qui seule permet l'appropriation et qui ne s'effectue ni par les mots, ni par la démonstration. Elle suppose une conquête personnelle, des tatonnements, des erreurs, des victoires et au total la création d'un "geste" personnel. Le formateur ne transmet pas : il guide, il accompagne, il permet de tirer des leçons de l'activité, mais il laisse l'apprenti transformer son expérimentation en incorporation de l'activité.

Pas de travail manuel et pas de transmission linéaire, voilà deux bonnes bases pour la formation des jeunes.

Pour les deux autres anecdotes, rendez-vous demain. Belle journée à vous.