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27/09/2014

Juste une histoire : l'in(tro)spection

Le train du matin l’avait déposé sur un quai peu fréquenté avant de poursuivre son tortueux  cheminement dans la vallée que la brume dévoilait peu à peu, comme si la journée débutait sans conscience du temps et de l’après. L’homme qui l’attendait ne prît pas la peine de vérifier son identité, il le salua avec déférence et l’accompagna jusqu’à la voiture qui les mena, avec une lenteur cérémonieuse, au cœur d’un vallon que les montagnes environnantes encadraient sévèrement et qu’occupait presque entièrement des bâtisses de briques rouges et noires dont les cheminées alimentaient sans fin le brouillard matinal de leurs fumées grisâtres.

Lorsqu’il sortit de la voiture il  se trouva face à une délégation toute masculine, plus immobile encore que les sapins des montagnes, ce qui se vérifiait aux membres des cinq hommes, rigides malgré le vent qui commençait à s’engouffrer dans la vallée comme pour accélérer son réveil. Une main toutefois se tendit et des lèvres s’entrouvrirent : « Muller, Directeur, à votre service ». La phrase avait été prononcée d’un trait, comme un seul mot. Le ton n’incitait pas à la réponse, il n’y en eût donc pas. Aucune explication supplémentaire n’étant nécessaire, le groupe se dirigea vers les ateliers de l’imposante usine métallurgique. A l’intérieur, les bruits qui n’étaient lors de l’entrée sur le site que de lointains échos d’une probable activité humaine, devenaient fracas et vacarmes de pistons, presses, marteaux pilons, treuils, chaînes, wagonnets, scies, ébarbeuses, tours, fraiseuses et autres machines outils qui emplissaient le vaste espace dans un rigoureux ordonnancement tracé par de non moins rigoureux ingénieurs. La chaleur des fours à métaux semblait donner plus d’ampleur encore aux frappes métalliques qui se succédaient sans relâche jusqu’à former un bruit continu. Il devenait difficile de se parler, mais comme l’on ne se parlait guère, personne n’y prêta attention. Après quelques minutes, le groupe s’arrêta devant la seule machine à l’arrêt de l’usine. Le directeur montra au visiteur d’un geste sec un élément de la presse à forger.

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Avant de s’approcher, l’homme sortit de sa sacoche un carnet et un crayon. Il nota quelques phrases, s’approcha de l’endroit désigné, regarda longuement les tôles, leur assemblage, les éléments amovibles, prît le temps de faire quelques dessins, de rédiger encore plusieurs paragraphes, sans se soucier des cinq hommes qui, dans son dos, attendaient sans un geste qu’il eût terminé. Une fois le travail d’examen achevé, le visiteur  ne se retourna pas immédiatement. Il fixa son regard sur la presse et l’image du bras de l’ouvrier écrasé par le piston aveugle s’ancra dans son esprit. Alors il revînt au groupe. Les bruits assourdissants lui étaient déjà familiers et il s’aperçût à peine qu’ils avaient quitté le bâtiment, traversé la cour et repris leur posture initiale devant la voiture. De nouveau Muller, Directeur, s’approcha de lui et indiqua combien il était indispensable de remettre rapidement en route la presse car le manque à gagner s’accumulait et, comme il avait du le constater, la machine ne présentait aucune défaillance, l’accident survenu étant dû à l’inattention coupable d’un ouvrier qui n’était pas parmi les meilleurs. Le visiteur salua Muller, Directeur, et monta dans la voiture. Sur le quai de la gare, il n’y avait guère de voyageurs, toute présence humaine semblant s’être dissipée, comme la brume matinale. Le trajet du retour fût mis à profit pour rédiger le rapport qu’il dicterai demain à son bureau en distinguant les recommandations pour l’usage du matériel, la proposition de modification de la classe de risque dans laquelle se trouvait l’entreprise et le montant de l’indemnisation de l’ouvrier amputé. Lorsque tout ceci fût noté, Franz Kafka prit une inspiration et sortit de sa sacoche une nouvelle pochette de feuillets manuscrits, sur laquelle figurait un titre « La métamorphose ». 

Juste une histoire. 

03/04/2013

Des lieux et des hommes

J'étais déjà venu au 19 Bergasse, à Vienne, dans l'appartement que Freud occupa jusqu'en 1938 avant son départ pour Londres. La rue était pavée. De gros pavés rebondis sur lesquels au début du siècle claquaient les fers des chevaux et les roues des fiacres. Des tambourins immuables plaqués au sol. J'avais déjà vu l'oeil de boeuf énorme qui accueille le visiteur sur le palier. J'avais fait jouer l'obturateur à l'intérieur. J'ai recommencé.

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A l'intérieur, je me faisais un plaisir de retrouver le bureau avec les statuettes, le divan, en face du bureau sur sa droite, les étagères chargées de fétiches, objets, statuettes encore, tout un fatras digne d'un cabinet de curiosités. Je constatai que l'on n'entrait plus dans l'appartement par la porte dévolue aux patients, mais par celle réservée à la famille. Agrandissement du musée oblige. Je traversai rapidement les pièces muséales pour aller dans le vestibule puis la salle d'attente.

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Elle ne s'inscrivait pas tout à fait ainsi dans mon souvenir, mais passons à l'essentiel : le bureau ! stupeur en entrant dans la pièce, vide de tout meuble, de tout objet, et dont les murs sont recouverts de photos à l'échelle figurant le bureau dans sa configuration d'avant-guerre. Mais pourquoi donc avaient-ils sortis le bureau et les objets de Freud ? je plongeais dans la documentation remise à l'accueil et découvrit, stupéfait, que le bureau et les statuettes n'avaient jamais été exposées à Vienne. Freud avait évidemment tout emporté à Londres lors de son départ, et ce qui a été préservé s'y trouve encore. Je regardai alors les photos, du bureau de Vienne, de celui de Londres, aucun ne ressemblait à celui de mon souvenir. Ni de près ni de loin. Et ce bureau imaginaire, tel que j'ai cru le voir il y a plus de vingt ans, et auquel j'ai si souvent repensé et que j'ai revisité par la pensée, n'a aucune traduction matérielle. J'aurai pourtant parié plus d'un tonneau de Margaux sur sa présence et sa configuration. Un peu abasourdi, je quitte les lieux, mais en sortant  la sonnette attire mon attention.

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Kafka voisin de Freud ? Me demandant s'il s'agit d'une blague de potache, je retourne voir les boîtes aux lettres, dans le hall de l'immeuble.

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Gertrude Kafka, pas de Franz à l'horizon, simple coïncidence amusante. On aurait pu en rester là. Mais en relisant comment le jeune Hitler construisit, pendant ses années viennoises, son antisémitisme et sa quête du pouvoir, je découvre que la femme du médecin juif d'Hitler, Eduard Bloch, s'appelait Kafka. Et qu'ils eurent un enfant, une fille, prénommée Gertrude. Née en 1903, elle a vécu aux Etats-Unis où elle est décédée en 1992. Clin d'oeil de l'histoire donc. Mais ce hasard là, ajouté au bureau imaginaire, me conduit à penser qu'il y eût entre Freud et l'appartement du 19 Berggasse, une rencontre qui rendit possible l'invention de la psychanalyse.

 

NB1 : je raconte l'histoire à Michèle Boumendil. Elle me rassure : tu ne t'es pas trompé. Le bureau et les statuettes étaient là. Je les ai vus ! du coup j'ai vérifié et revérifié. Jamais le bureau ni les objets ne sont revenus de Londres. Bienvenue chez le docteur Freud Michèle !

NB2 : les psychanalystes ont beau nous avoir prévenu, on continue en France à considérer que les deux preuves pénales les moins contestables sont l'aveu et le témoignage, ces sables mouvants.

06/04/2011

La fin du droit psychologique ?

On connaît la guerre psychologique de Sun Tzu, très en vogue ces temps ci, et plus encore sans doute la guerre psychologique conduite par Savancosinus dans "La Zizanie" pour réduire le village gaulois d'Astérix. La guerre psychologique est celle qui, en principe, évite d'utiliser la force et trouve sa source dans la crédulité de l'adversaire.

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Elle trouve son pendant dans le "droit psychologique". De quoi s'agit-il ? d'inclure dans un contrat une clause dont on sait pertinent qu'elle est nulle et que le juge ne l'accueillerai guère en présupposant que le juge n'aura pas l'occasion de se prononcer sur sa validité, mais que par contre elle infléchira le comportement de celui ou celle qui l'a signée. Le droit psychologique c'est donc faire un pari sur la méconnaissance des règles par autrui. Tout lecteur de Kafka sait que lorsque la règle est méconnue elle est souvent maximisée.

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Dans une décision du 30 mars 2011, la Cour de cassation vient de décider qu'une clause de non concurrence non valide créé un préjudice pour le salarié même si elle n'a pas été mise en oeuvre. Le salarié peut donc obtenir des dommages et intérêts du seul fait de  l'insertion de la clause dans son contrat. Voici un sain rappel des juges à qui serait tenté d'utiliser le droit psychologique en considérant qu'au pire la clause est privée d'effet et qu'au mieux le salarié la respectera malgré sa nullité. Jusqu'à présent un tel comportement n'avait pas de sanction juridique. Tel n'est plus le cas depuis le 30 mars dernier.

27/08/2008

Catégorie professionnelle et qualification

On connaît le douanier Rousseau et le facteur Cheval. Le premier était peintre le second sculpteur. Ah non, douanier et facteur. L'identité sociale n'est pas unique. Il n'est pas passé dans le langage courant de dire l'employé de sécurité sociale Kafka, le directeur d'usine Primo Levi ou l'employé de banque Italo Svevo. Mais l'on sait que les trois sont écrivains. Quelle est alors la bonne manière de qualifier ?

 

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Statue de Kafka à Prague

Vient de paraître au Journal Officiel du 26 août un décret du 22 août 2008 modifiant les indicateurs du bilan annuel sur l'égalité professionnelle hommes-femmes. Dorénavant, les données devront être établies par "catégories professionnelles". Le décret lui-même nous indique : "Concernant la notion de catégorie professionnelle, il peut s'agir de fournir des données distinguant :
a) Les ouvriers, les employés, les cadres et les emplois intermédiaires ;
b) Ou les catégories d'emplois définies par la classification ;
c) Ou les métiers repères ;
d) Ou les emplois types."
Si la première définition est assez précise, elle trace des catégories très larges qui ne permettent pas de véritables comparaisons de situations. Concernant les classifications, le recours aux critères classants ne les rend pas pertinentes en terme de catégories d'emploi, quant aux métiers repères ou emplois types, ils relèvent d'une logique purement gestionnaire. On aurait souhaité que soit utilisé le recours à la qualification professionnelle, entendue comme la qualification contractuelle, c'est-à-dire la définition du périmètre des activités qui peuvent être exercées par un salarié en vertu de son contrat de travail. Les tribunaux s'évertuent à nous rappeler que la qualification est la base des droits et obligations du salarié et qu'elle ne peut être modifiée sans son accord. Faire un peu de droit permettrait au moins d'apporter un peu de précision dans les définitions. Ce n'est pas le Douanier Rousseau, ni Kafka, qui prétendraient le contraire.