29/01/2015
Des chiffres et des lettres
Dans "L'Esprit de Philadelphie" (2013), Alain Supiot analyse le passage d'un monde régi par les lettres ("Au commencement était le Verbe") à celui des nombres. Autrement dit, la substitution du calcul à la loi. La différence essentielle est que la loi, qui est littérature, suppose un travail de qualification, d'analyse, d'interprétation et laisse ouverte la question du sens. A l'inverse, le nombre construit un monde calculable, rationnellement établi et figé dans la vérité de l'équation. Avant lui, sous une autre forme, Rimbaud disait déjà la même chose (la poésie est un raccourci vers la vérité) :
Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !...
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
Ce qui est frappant aujourd'hui c'est que la demande faite au juriste n'est pas une demande du monde des lettres, mais de celui du calcul. On voudrait une règle certaine, débarrassée du doute, qui produise un résultat aussi mécaniquement que toute opération comptable à sa solution. L'usage littéraire de la règle, qui ouvre des espaces de décision, qui propose des analyses sociologiques de la réalité, qui crée de la responsabilité, de la décision et du choix, s'efface devant la rationalité du computer qui doit produire un compte exact. Ne cherchons pas ailleurs la fallacieuse recherche de sécurité juridique qui n'est jamais qu'une tentative à peine masquée d'annihilation du droit. Et pour vérifier que l'économie mathématique, et son outil le chiffre, ont pris le pas sur la loi humaniste, et son outil les lettres, il suffit de constater la prétention des économistes à établir qu'il existe des "lois économiques" (ce qui faisait bien rigoler Bernard Maris) que l'on nous révèle comme autant de lois naturelles. Car la religion du chiffre a de nombreux apôtres. On ne pourra nous empêcher de penser qu'il s'agit là d'un culte mortifère.
00:09 Publié dans DROIT DU TRAVAIL | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : supiot, chiffre, lettre, nombre, économie, politique, philosophie, droit, philadelphie, littérature, humanisme, rimbaud
Commentaires
Bonjour,
C'est plus le procès du déterminisme (ce que pensait Condorcet) que celui du nombre à proprement parler qu'il faut faire (et qui a déjà été fait - voir Poincaré, Prigogyne...).
Le déterminisme est contesté dans certains domaines (dont l'économie) qui semblent soumis à la théorie du chaos...On a beau vouloir tout mettre en équation, la prévisibilité n'est pas au rendez-vous...(comme la météo).
Mais il y a aussi des mathématiciens contestataires...René Thom par exemple).
Pour ce qui est de l’interprétation en droit, c'est tout un sujet...Je suis assez proche de la théorie réaliste personnellement (Voir Michel Troper à ce sujet). Théorie qui déplaît mais qui me semble assez souvent vérifiée.
Cordialement
Écrit par : bcallens | 01/02/2015
Je suis d'accord avec vous à une réserve près. D'accord sur le fait que, le droit étant une manière d'organiser le pouvoir, celui qui a raison juridiquement est celui qui décide en dernier ressort, donc le juge. La vérité juridique, si l'on peut employeur cette expression, est donc du côté du juge. La réserve c'est que la jurisprudence n'est pas le droit et que le droit n'est pas la vie.
Bonne journée
jpw
Écrit par : jpwj | 02/02/2015
Les commentaires sont fermés.