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14/09/2014

Juste une histoire : capsule

Il était arrivé depuis peu au collège. Pour la majorité des élèves, cette arrivée était tout d'abord passée inaperçue. Habillé d'un costume verdâtre passe-muraille trop grand pour lui, pourvu d'une mèche capot qu'il rabattait sur son haut de crâne d'oeuf déjà dégarni, doté d'une proéminence stomacale qui n'apparaît d'ordinaire qu'à des âges plus avancés, le nouveau pion ne payait pas de mine et aurait pu passer pour un prof hésitant et un peu falot qui voyait en chacun de ses élèves un artisan potentiel de ses nuits blanches. Il remplissait assez bien toutes les conditions pour que personne ne se souvienne jamais qu'il était un jour passé par le collège. Sauf que c'était une peau de vache, un petit tyran de service qui jouait au dictateur, un jubilant du petit pouvoir qui avait été remis entre ses mains molles et moites et qu'il pétrissait avec la joie perverse de ce qu'il fallait bien appeler un salopard. Il s'était mis en tête de faire respecter toutes les règles les plus absurdes : ne pas s'asseoir sur le bord d'un trottoir, rester derrière la ligne blanche marquant la limite de la cour sans pouvoir récupérer le ballon qui s'était égaré, se voir confisqué le moindre objet jugé par lui intempestif, tels ces nunchakus qui sortaient parfois des cartables parce que si l'époque n'était plus à la fureur de vivre c'est que Bruce Lee l'avait transformée en fureur du dragon. Mais sa grande ambition, au despote adipeux, c'était que plus personne ne se livre à cette débauche folle qui consistait à appliquer ses lèvres sur celles d'un(e) autre, geste totalement libidineux et dépravé connu sous le nom de baiser. Bref, le bien nommé pion, ou petite pièce ronde, était une boule de pathologie qui passait son temps à emmerder le monde. 

Aussi, le voir débouler un matin la mine pâle, la jambe traînante et la grimace vissée sur le visage enchanta tout le monde. Apprendre par la suite qu'il s'était salement déboîté le genou et qu'il allait sûrement devoir être opéré, gage d'une absence prolongée puis d'une grande difficulté à parcourir tous les recoins du collège, suscita l'enthousiasme et valût à quelques collégiens qui sortaient d'un cours de sciences naturelles sur le corps humain d'imaginer qu'il s'était pété la capsule du genou, et au pion d'y gagner illico ce surnom de capsule, répété à l'envie devant lui sans qu'il n'y comprenne rien, ni aux rires qui allaient avec. 

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Des années plus tard, l'un des collégiens ayant affublé l'épouvantail des bacs à sable du sobriquet capsulien, discutait avec quelques amis dont l'un avait fréquenté, bien après lui, les mêmes chaises raides sur lesquelles il était demandé de se tenir droit et d'écouter en silence parfois pendant 8 heures par jour, ce qui demanderait à vérifier si cela n'entre pas dans la définition moderne de la torture. Comme à l'accoutumée, la conversation porta vite sur les personnes : avait-on eu les mêmes profs, le gros dégueulasse aux tâches de transpiration sur le costard qui enseignait la physique, la merveilleuse eurasienne qui donnait du charme aux graphiques économiques dans lesquels les garçons voyaient des courbes engageantes, la prof de maths qui n'eût qu'un fou rire dans sa vie professionnelle lorsqu'un élève dit "la combinaison de qui ?" parce qu'il en avait oublié l'auteur, et quelques autres :

"Et chez les pions, il restait qui lorsque tu es arrivé ? 

- Je ne me souviens plus que d'un seul, un sacré salaud, on l'appelait capsule...

- Mais pourquoi capsule ?

- on l'avait appelé comme ça parce qu'il avait une tête de capsule appolo...

- Tu en es sûr ? 

- Certain, c'est nous qui avons trouvé le surnom". 

Juste une histoire.